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stupéfiante avec laquelle un membre arraché, un demi-siècle, au corps d’une nation, s’y ressouda et derechef s’y incorpora. Cerveau, cœur, nerfs, sang, fibres de tout l’être, — et toutes les parcelles de l’âme, — se trouvèrent soudain refondus. Et, lorsque les 8,9 et 10 décembre, le président de la République, entouré des représentants les plus autorisés du gouvernement, de la nation et de l’esprit français vint, à Metz, Strasbourg, Colmar et Mulhouse, apporter son pieux baiser à la ci-devant Alsace-Lorraine, il se trouva en face d’une fille déjà assise à l’aise sur les genoux de sa mère. Pour aucun de ceux qui assistèrent, tremblants d’émotion, à ce dernier acte, comme naguère pour ceux qui, frémissants de joie, avaient contemplé les « entrées » des semaines précédentes, les scènes qui se déroulaient alors entre l’Esplanade de Metz et la place Rapp de Colmar, entre la nouvelle place de la République de Strasbourg et la Bourse de Mulhouse, ne représentèrent pas un instant de délicieux spectacles : tout s’effaçait devant la manifestation, — à la fois variée et toute pareille, — de la même âme et l’insolite grandeur du phénomène humain qu’elle trahissait.

Aussi nous paraît-il que ce serait rabaisser de telles journées historiques que d’en faire une simple suite de scènes pittoresques, de les faire tenir, ainsi que je l’avais un instant pensé, en un journal quotidien. Un grand poète trouverait assurément moyen de faire vibrer l’âme des hommes à la seule évocation des visions qui ont bouleversé nos cœurs et arraché aux plus froids d’entre nous des larmes de bonheur. Mais je ne saurais avoir la prétention d’assumer un pareil rôle. Je veux m’efforcer de dire quelle fut, du 17 novembre au 10 décembre, la réapparition de la France en Alsace-Lorraine et chercher, autant qu’il est possible, dans les faits dont je fus témoin, avant comme après la grande crise, l’explication même d’un phénomène qui étonnera les historiens jusqu’à leur paraître, — tant il fut merveilleux, — mystérieux et presque indéchiffrable. Il n’est indéchiffrable que pour ceux qui n’ont pas suivi avant 1914 les péripéties du drame d’Alsace-Lorraine.

LES JOURS SOMBRES

Pendant l’hiver de 1910, je franchis, étant alors à Saint-Dié, le col de Sainte-Marie, pour aller faire à Colmar une conférence.