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pourquoi, on tenait, dans les milieux allemands, pour ville particulièrement soumise, prit feu, puis la province, et, le civil allemand lui-même ayant estimé le militaire au moins importun, l’affaire risquait de déchaîner une crise d’Empire. Un instant, le mot me fut dit par un Allemand quelques mois après, on put croire que l’Alsace-Lorraine allait être entre les pays fédérés, entre les classes et entre les partis de l’Empire, un ferment de guerre civile. Soudain silence fut imposé aux partis, aux classes, aux pays d’Allemagne. La bande qui avait enchaîné ce pays sentit qu’elle ne pouvait, sous peine des plus grands dangers, se rompre et se désolidariser ; les protestations se turent comme par enchantement, — sauf celles de l’Alsace-Lorraine qui, brusquement abandonnée, devait évidemment payer cher l’alerte donnée au pangermanisme militariste. Son sort était réglé. L’hypocrite « constitution » octroyée par l’Empereur, en 1911, qui n’allégeait pas la chaîne, mais la camouflait, — avait fait long feu ; l’opinion s’en était gaussée ; la Chambre qui, élue alors, avait un instant paru devoir seconder le statthalter, s’était révélée, en 1912, sinon opposante, du moins fort méfiante et, après Saverne, presque hostile. Dès le printemps de 1913, on avait examiné en Allemagne plus ou moins secrètement le projet de briser, en découpant le malheureux pays, la résistance du Reichsland ; des pangermanistes suggéraient que des dépossessions, — telle que celle qui, en 1911, avait eu pour objet l’usine de Graffenstaden, — au besoin des déportations de groupes militants, feraient en Alsace-Lorraine place pour les nouveaux possédants allemands ; cette magnifique province, d’une civilisation si avancée, était vouée à devenir colonie : un Togoland.

Mais l’affaire de Saverne avait été pour l’Allemagne un coup de tonnerre ; le Wacke d’Alsace s’était redressé avec une si âpre fierté, que tout serait à craindre de son désespoir si, auparavant, la France n’était matée, humiliée derechef et décidément écrasée. Le moment était proche. Lorsque, au printemps de 1914, appelé à Mulhouse, j’y vins conférencier, je trouvai plus d’un visage sombre. En quittant la ville, j’eus l’impression que je venais pour la dernière fois de prendre la parole devant les Alsaciens captifs. Ou je les retrouverais libérés, ce dont je me flattais, ou, les fers s’étant alourdis, il ne me serait plus permis de revoir nos frères. À cette heure, on préparait la