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LES MERVEILLEUSES HEURES D’ALSACE ET DE LORRAINE.

guerre à Berlin pour l’été de 1914 et, dans les bureaux de police du statthalter, les listes noires de la proscription.

LES HEURES NOIRES

Si, pendant la première année de guerre, vous lisiez la presse allemande, — de la Gazette de la Croix au Vorwærts, — vous pouviez croire que l’Alsace-Lorraine, soudain illuminée par le vieux dieu allemand, s’était sentie frappée du coup de foudre et, devant la menace suspendue par la fameuse « agression » de l’Entente, s’était jetée, avec un amour décuplé par l’indignation, dans les bras de la maternelle Germanie. On eût pu penser vraiment que, de Mulhouse à Wissembourg, de Metz à Forbach, une soudaine tendresse était née pour le grand Empire, le grand Empereur. Quiconque eût pu, de notre côté, s’en laisser accroire, se fût dès lors mal expliqué les désertions qui précipitaient, dès les premiers mois, les Alsaciens et Lorrains par milliers dans nos rangs : de « mauvais sujets, » des Wackes, probablement, reniés par leurs infortunés parents.

Un jour, à Dugny, c’était au début de la bataille de Verdun, j’entre par hasard dans la salle où nos officiers du 2e bureau interrogeaient un prisonnier. C’était une assez belle brute allemande ; celui-là, paysan du Brandebourg, ne savait rien de rien et ignorait certainement qu’il y eût une Alsace-Lorraine. Et soudain une question, d’ailleurs banale, amena une réponse qui m’enchanta : « Par où, disait l’interprète, êtes-vous entré en France ? — Par Forbach, répondit l’autre avec assurance. — Comment, par Forbach ? Mais Forbach n’est plus en France. Je vous dis : Par où êtes-vous entré en France ? — Par Forbach en venant de Sarrebrück. — Comment avez-vous pensé que vous entriez « en France ? » — Oh ! nous voyions bien ; avant, on voyait des drapeaux, on nous acclamait, on nous donnait des bonbons, des delikatessen. Mais là à Forbach et partout après, les fenêtres étaient fermées, personne sur les trottoirs, on ne nous donnait plus rien. Alors on voyait bien que nous étions entrés en France. » Nos lecteurs savent que Forbach est, du côté de la vallée de la Sarre, le premier bourg de la Lorraine annexée. L’autre jour en allant de Forbach, au contraire pavoise et éclatant de joie, à Sarrebrück enveloppé de silence et de tristesse » je songeais à cet homme. Oui, il avait raison : Forbach