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était, — restait, — le premier village de France pendant comme avant cette guerre ; et le mot valait pour les quarante-six années écoulées et pour les mille communes d’Alsace-Lorraine.

Ce pays vivait en ces jours tragiques ses pires heures. Dès les premiers moments de la mobilisation, un rideau de fer avait été tiré entre lui et la France. Derrière ce rideau se jouait un drame affreux. Un peuple entier dont les sympathies, les amitiés, et, nous pouvons aujourd’hui écrire le mot sans crainte d’outrance, les tendresses allaient à l’un des adversaires, devait livrer ses fils pour que, contre l’ami, ils vinssent grossir les rangs de l’ennemi. Sans doute nombre de jeunes Alsaciens et Lorrains avaient pu, dès le 30 juillet, « sauter le pas » : ce jour-là, il m’en souvient, j’en croisai qui descendaient du Donon, venant de Schirmeck. Mais si quelques centaines de jeunes gens avaient ainsi, des villages des Vosges et de ceux de la Seille, gagné ce que l’un d’eux appela devant moi « le bon côté, » que de milliers d’autres, qui peut-être en formaient le projet, ne purent l’exécuter, — tant furent promptes, étant de longtemps préparées, les mesures prises là contre ! Contre leur gré, contre leur cœur, les Alsaciens-Lorrains étaient enrôlés dans les rangs détestés ; il fallait attendre l’occasion propice qui, à la vérité, se présenta vite pour beaucoup, car dès 1914, mon seul régiment, qui tenait le front de Verdun face à Metz, recevait, en certains jours, en Woëvre, jusqu’à cinq et six déserteurs, tous Alsaciens ou Lorrains. Cependant la presse allemande ne cessait d’affirmer, imperturbablement, que l’Empire n’avait point de soldats plus fidèles que les fils du Reichsland.

Il n’en va pas moins que la majorité des soldats d’Alsace-Lorraine restait encore, en 1918, enrôlée dans les rangs de l’armée allemande et si beaucoup avaient trouvé moyen (pour eux seuls l’amour de la vraie patrie conseillait « l’embuscade ») de peupler les bureaux, beaucoup aussi, hélas ! — et sans possibilité de désertion, — combattaient du côté allemand en cette France dont ils contemplaient avec horreur le sol dévasté et suivaient, avec des alternatives de joie et de douleur secrètes, les succès ou les revers.

L’Alsace-Lorraine, cependant, vivait sous un régime de terreur qu’avant l’automne de 1918, le monde ne pouvait que soupçonner.

Nulle part l’état de siège n’avait pris, on le devine facilement,