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LES MERVEILLEUSES HEURES D’ALSACE ET DE LORRAINE.

un plus âpre caractère. Dès les premières heures, les listes noires, dressées depuis des années, avaient passé des arcanes de la haute police aux mains des exécuteurs : rafle était faite de tout ce qui, de la vallée de la Moselle à la Haute-Alsace, faisait figure non point seulement d’opposant avéré, mais d’opposant probable, mais d’opposant possible. Beaucoup de chefs nationalistes, avertis à temps, avaient pu passer la frontière et se mettre en sûreté ; certains ne l’avaient pu ; l’un des plus marquants, Jacques Preiss, avait été arrêté, enlevé, jeté dans cette prison où il devait mourir, martyr de l’Alsace-Lorraine qui n’évoquera désormais sa mémoire et n’invoquera son nom qu’avec un frémissement de douleur et d’admiration.

De la Seille à la Sarre et des Vosges au Rhin, la proscription s’étendait singulièrement plus loin : tous ceux qui dans une petite ou grande ville étaient en situation d’exercer quelque influence, maires, notaires, médecins, pharmaciens, pasteurs, curés et vicaires surtout, avaient été, tout comme s’ils eussent fait acte d’hostilité, enlevés et déportés. J’ai entendu de la bouche même de certaines victimes le récit de leur calvaire ; les procédés aggravèrent singulièrement la mesure ; pour les victimes, il fut vite avéré qu’on « voulait leur peau ; » des vieillards cardiaques ou asthmatiques furent, intentionnellement, — pour ne citer qu’un trait, — mis au pas gymnastique par leur escorte sur un ordre formel, avec cet autre ordre formel aux soldats de « traverser de leur baïonnette » quiconque s’arrêterait. Enfermés, après une lamentable odyssée dans les forteresses, ou confondus parfois avec des criminels de droit commun dans certaines prisons, ce furent des martyrs dont plus d’un succomba. Tout cela sera raconté dans le détail et certes rien n’étonnera de la part des misérables dont la France du Nord-Est a connu les exploits. Je me contenterai de dire que, les chiffres étant encore mal connus, on peut déjà, m’a-t-on assuré, estimer à 3 000 ou 4 000 le nombre des Alsaciens enlevés, internés, emprisonnes ou dispersés dans de lointaines villes allemandes ; je présume que le nombre des Lorrains ne doit pas être très inférieur, puisque dans un seul chef-lieu de canton, plus de 30 arrestations (dont 5 de prêtres) se firent dans les journées des 28 et 30 juillet 1914. La liste ne fut d’ailleurs jamais close : en 1916 encore, Édouard Spittler, échappé par miracle à la proscription, était arrêté à Colmar et exilé à Minden pour avoir protesté contre l’enlèvement