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LES MERVEILLEUSES HEURES D’ALSACE ET DE LORRAINE.

La soutane ne pouvait échapper à la proscription et surtout le rabat gallican ; soutane, rabat, c’étaient encore des drapeaux français ; l’habit ecclésiastique conservé depuis 1871 fut interdit. Il suffisait, pour qu’il le fût, que l’abbé Wetterlé, l’abbé Delsor, après les Winterer et les Simonis, l’eussent, comme une protestation, porté au Reichstag. L’évêque de Strasbourg, Mgr Fritzen, tout en soupirant, dit-on, laissait faire ; plus courageux, Mgr Benzler, évêque de Metz, vrai pasteur qui, quoique Allemand, avait pris, dès 1914, très noblement parti pour ses diocésains opprimés, défendit victorieusement la soutane. En Alsace seulement elle demeura proscrite.

Qui n’était proscrit ? « Ils nous privaient de notre langue et de notre âme même, me disait un Alsacien, car toutes nos paroles, même en allemand, étaient suspectes, épiées par les policiers qui se glissaient partout. Nos prêtres, nos pasteurs, ne pouvaient prononcer un sermon qui ne fût soumis à un sévère examen. Si le texte de l’Évangile adopté paraissait tendancieux, on poursuivait. Ils eussent proscrit le Christ, s’il était apparu sous les couleurs « factieuses, » ainsi qu’ils disaient. Dans nos propres demeures, nos domestiques nous espionnaient. À peine si nous osions y échanger des paroles banales. » Il y avait des espions partout, derrière toutes les portes, au pied de sous toutes les chaires, au coin de toutes les rues.

Par ailleurs, les Allemands ne dissimulaient point des projets qui ne visaient à rien moins qu’à l’écrasement du pays à brève échéance. Si, dès 1913, on avait osé les formuler, qu’était-ce aux heures où l’on se croyait vainqueur ? « Ils nous traitaient plus mal que des esclaves, ai-je lu dans une lettre, et nous disaient au début de la guerre que nous serions obligés de leur baiser les pieds. » En haut lieu, on examinait les plans de dépècement ; on pourrait annexer purement et simplement la Lorraine à la Prusse, l’Alsace étant donnée à la Bavière ou partagée entre celle-ci et le grand-duché de Bade. Si le pays restait Reichsland, on le viderait d’une partie de ses habitants : les hauts fonctionnaires ne celaient nullement que les notables, exilés dans l’intérieur de l’Allemagne, ne reverraient plus jamais l’Alsace-Lorraine ; mais, par surcroît, on « nettoierait » les usines et domaines ruraux de leurs propriétaires au profit des bons Allemands ; on exproprierait en masse et, en attendant, on réservait à des sociétés allemandes le droit d’acheter