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les biens mis d’abord sous séquestre et ensuite en vente. Chaque Allemand s’ingéniait à trouver un coin à « nettoyer. » Un officier visitant le musée de Colmar, rempli de souvenirs de la Révolution et de l’Empire, s’exaspérait en face des étiquettes rédigées en français : « Tout cela va disparaître, hurlait-il ; nous ne sommes plus au temps des Wetterlé, des Preiss, des Blumenthal. » Celui-là s’en prenait aux choses ; d’autres allaient plus loin ; un fonctionnaire déclarait en pleine brasserie de Nexirue à Metz, qu’on pendrait cent Lorrains aux tilleuls de l’Esplanade et qu’on ferait devant leurs cadavres défiler la population. Des bureaux où s’étudiait le dépècement de la province, aux brasseries où se hurlaient des vœux de proscription, on combinait la disparition d’un peuple : ce membre arraché en 1871 au corps français, on le sentait encore si prêt à s’y recoller qu’on voulait lui rompre l’os ou le vider de son sang.

Quatre ans s’écoulèrent dans cette « terreur. » Comme le reste de l’Empire, l’Alsace-Lorraine souffrait, cependant, des privations qu’entraînait la guerre, avec cette aggravation que cette province riche entre les riches et qui, du sous-sol au sol, des vignes et des houblonnières aux champs de blé et de seigle, produit plus qu’elle ne consomme, voyait s’écouler vers l’Allemagne par la vallée de la Sarre le plus clair de ses produits. On avait faim devant l’abondance. Un soldat arrivant parmi les premiers dans un bourg d’Alsace, écrit : « Il n’y a pas de doute, les Boches les crevaient totalement et nous serons obligés de pourvoir à leur ravitaillement. » Un Alsacien, de son côté, écrit : « Il faut vous imaginer ce que contenaient pour nous de vie monotone et stupide, tournant autour d’un seul point (les moyens de se procurer une nourriture quelque peu suffisante), ces quatre années. Et dans cette monotonie, comme seul changement, la peur constante d’une arrestation et des accroissements de haine et de colère impuissante. Il fallait si peu pour être mis en prison et ensuite expédié en Allemagne ! Les dénonciations d’une bonne ou un mot de français parlé dans la rue étaient des causes largement suffisantes. »

Si on eût pu souffrir dans le silence ! Mais à chaque victoire ou pseudo-victoire, les rues retentissaient, éclataient de la joie bruyante des vainqueurs. « Ici, au début, parmi les Allemands, écrit une Messine, c’était un enthousiasme effréné, des chants, des discours en pleine rue, des bulletins de victoire enivrants.