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et cette fusillade ? Le 25, quelques charrettes s’apprêtèrent, où l’on entassa du linge et des vêtements. On pourrait atteler au dernier moment les bœufs ou les chevaux. Mais, le 26, on apprit, de quel mystérieux messager ? que Noyon était perdue, que les Boches, le 23 au soir, ou dans la nuit, étaient rentrés dans Noyon. L’ordre fut donné de l’évacuation.

Elle se fit le 26, vers midi, après qu’on eut pris quelque nourriture : où mangerait-on le soir ? car dans les pires traverses il faut manger. Elle se fit lentement, comme si l’on attendait un mystérieux contre-ordre. Elle se fit tristement, comme si l’on se fût attaché aux neuves baraques de bois autant et plus qu’aux pierres des maisons détruites. Un coup d’œil aux ruines de l’église, un autre au château qui, malgré ses trous béants dans les toitures et les murailles, malgré ses pans arrachés par où les charpentes ont coulé, résiste encore, tel un vaisseau désemparé battu des vagues, un coup d’œil au parc dont les arbres commencent à bourgeonner, un long regard douloureux aux terres cultivées, à la jeune verdure du blé qui lève, et il faut partir. On attelle les chevaux ou les bœufs, on pousse les troupeaux qu’il ne faut pas laisser aux Doches, et en route pour la seconde fois ! Les gens du Plessis n’ont jamais été esclaves. Ils sont déjà revenus : ils reviendront.

Ils suivent la route encaissée qui traverse le massif de la Petite Suisse pour gagner l’Oise et Compiègne. Le premier village qui s’offre, c’est Elincourt-Sainte-Marguerite ; le second, c’est Marest-sur-Matz. S’arrêteront-ils à Elincourt ? Dépasseront-ils Marest ? Quelques-uns veulent cantonner tout de suite, mais les vieux ont hoché la tête. Ils connaissent la marche des fléaux : avant de se rendre maître de l’eau ou du feu, il convient de leur faire une part. Le Boche est pire que le feu ou l’eau : il faut aller un peu plus loin, à l’abri du fleuve et des forêts. Les bêtes sont en bon état, les jours sont longs, la nuit hésite à venir : il importe d’en profiter. Mais on reviendra.

Le village en marche voudrait bien rester groupé. On se connaît, on s’estime, on a vécu ensemble les jours d’épreuve. On vit mieux d’une vie collective que si chacun prenait la vie à son compte. Cependant il faut se séparer, si l’on veut trouver un abri. Il n’y aurait pas de place dans une seule commune pour tout ce monde, pour toutes ces voitures et tous ces bestiaux. Les Carpentier s’arrêteront ici, les Dubois iront jusque-là.