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et que ceux de France approchaient, soudain on vit apparaître venant des ponts du Rhin, nouvel aliment à la surexcitation, une pitoyable, une tragique armée ; c’était celle des prisonniers de guerre brusquement congédiés par les Allemands « en exécution de l’armistice, » en réalité jetés hors des lignes allemandes avec une brutalité persistante, gens déjà épuisés par des années d’une douloureuse captivité, mais qui, par surcroît, deux jours auparavant, renvoyés sans nourriture, affluaient en bandes énormes dans le plus lamentable état. Ils étaient des milliers, appartenant à cinq ou six nations de l’Entente, mais en énorme majorité Français. Le cortège de ces malheureux eût tenté notre Callot, car dans leurs vêtements de fortune, faits de bric et de broc, depuis la tenue (qui déjà nous paraissait étrangement archaïque) des soldats de Charleroi et de Morhange, pantalon et képi rouges, capotes de drap bleu sombre, jusqu’au bleu horizon lavé par les pluies, en passant par l’étrange « uniforme » de 1915, les complets de velours multicolores, dans leurs accoutrements souvent composites et beaucoup en haillons, ils semblaient bien des « gueux. » Ce qui dominait (on sait ce que nous coûtèrent en prisonniers les premiers mois de guerre), c’était le pantalon rouge, et rien ne pouvait plus que cette circonstance, — le pantalon rouge étant pour eux manière de drapeau national, — achever de surexciter la tendresse apitoyée des Alsaciens et des Lorrains. Ils attendaient, pour le 17, et à l’Ouest, les soldats de France, et voici que, de l’Est, leur en arrivaient, dès le 15, des légions, soldats misérables et guenilleux, mais d’ailleurs pas geignards et qui déjà, en vrais Celtes, plaisantaient leurs misères et raillaient leurs haillons. Ce fut une première levée des cœurs, magnifique. « J’ai vu, me disait un Strasbourgeois, une colonne de trois mille prisonniers entrer dans les faubourgs, du côté de Kehl où ils avaient passé le Rhin. Après cinq cents pas, ils n’étaient déjà plus la moitié ; après mille, il n’y en avait pour ainsi dire plus : à peine s’ils arrivèrent cent sur la place Kléber ; chaque Alsacien en avait un, deux ou trois ; les pauvres, comme les riches, les avaient emmenés chez eux pour partager avec ces pauvres braves gens la maigre pitance de la table et leur donner un lit. » Et pendant des jours, l’exode des prisonniers continuant, partout à Huningue, à Mulhouse, à Neuf-Brisach, à Colmar, à Erstein, à Strasbourg, à Haguenau, à