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un syndicat d’éditeurs ayant trouvé ce moyen de duper le public et d’écouler leur fonds de magasin. À quoi Feuillet, signalant cet état d’esprit au rédacteur en chef du Mousquetaire, ajoutait : « Par quel prodige d’activité et de fécondité pouvez-vous résoudre cet effrayant problème de préparer chaque soir un feu d’artifice à dix mille pièces et de le tirer chaque matin avec un succès égal ?… Je n’y comprends rien et je croirais volontiers,. comme la plupart des imbéciles, que vous n’écrivez pas vos œuvres vous-même, si je connaissais quelqu’un qui fût capable de les écrire. »

L’argument est sans réplique. Est-ce à dire que Dumas n’eut jamais de collaborateurs ? Non pas. Il en eut, et beaucoup ; mais presque toute son œuvre porte sa marque, et l’on en doit conclure que ces associés étaient seulement des « préparateurs. » Leur participation fut rarement publique, — par suite de conventions acceptées de part et d’autre, — mais elle n’était point du tout mystérieuse ; encore moins fut-elle désavantageuse pour ceux dont il acceptait le concours. « Dumas avait une générosité naturelle qui ne comptait jamais, » disait Maxime Du Camp, parfaitement informé ; on le voit mal rançonnant les jeunes écrivains et trafiquant de leur labeur. Qui donc, en définitive, fut spolié en cette affaire, et pour qui fut-elle pécuniairement désavantageuse ?

Je crois, d’ailleurs, que si Alexandre Dumas avait poussé plus avant ses Mémoires, on serait très complètement fixé sur ces questions délicates, car, jusqu’en 1834, date à laquelle s’arrête son récit, il se raconte à cœur ouvert. Il ne fait nulle difficulté de reconnaître que l’idée première de Richard Darlington appartient à Beudin et à Goubaux ; qu’Anicet-Bourgeois écrivit le plan de Téréza et fournit une partie du sujet d’Angèle, et il expose l’imbroglio auquel la Tour de Nesle dut sa naissance avec une si grande sincérité qu’il ne peut rester aucun doute : Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin, fut le seul coupable : il « sentait » une bonne affaire dans la pièce ébauchée que Gaillardet avait extraite d’une nouvelle de Roger de Beauvoir, et il présageait l’immense succès si Dumas, alors dans tout l’éclat de sa jeune gloire, consentait à la rebâtir et à la dialoguer. Utilisant l’inexpérience du provincial Gaillardet, l’insouciance de Dumas, laissant croire à chacun d’eux que l’autre ne comptait pas, il parvint à ses fins, non sans esclandre.