Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/884

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vu, reconnaissait son imperfection. Il n’avait pas le temps de s’en corriger : d’ailleurs, le don lui faisait défaut. Consolons-nous en évaluant tout ce que plus de raffinement nous aurait fait perdre peut-être de traits charmants, d’anecdotes plaisantes, de confidences d’autant plus savoureuses qu’elles ont été tracées au courant de la plume, qu’elles évoquent dans son naturel et sa bonhomie le prestigieux narrateur, jamais plus séduisant que lorsqu’il se montre en négligé. Il n’est point possible de ne pas aimer Dumas dès qu’il se laisse voir dans son œuvre, « grand fou qui loge dans son étourdissante gaieté plus de bon sens et de véritable sagesse que nous n’en possédons entre nous tous ; irrégulier qui a donné tort à la règle ; homme de plaisir qui pourrait servir de modèle pour les hommes de travail ; coureur d’aventures galantes, politiques et guerrières qui a plus étudié à lui seul que trois couvents de bénédictins, prodigue qui après avoir jeté des millions a laissé sans le savoir un héritage de roi. » Ainsi parlait Edmond About, le 4 novembre 1883, à l’inauguration de cette statue de Dumas « qui pourrait être d’or massif, si tous les lecteurs des Mousquetaires et de Monte-Cristo s’étaient cotisés d’un centime… » Et pourtant, il était écrit que la fortune se vengerait des mépris de ce favori, et qu’il mourrait pauvre.

À soixante ans, il demeurait intact : sa haute taille, sa carrure et sa force, son visage toujours souriant, sa large tête couronnée de cheveux crépus et grisonnants, son empressement à plaire, sa poitrine profonde et sa ferme démarche lui donnaient l’apparence d’un Hercule. Aussi jeune d’esprit et de santé qu’à l’époque de son Henri III, il s’embarquait, au printemps de 1860, sur une petite goélette frétée à Marseille : il allait explorer la Méditerranée et se proposait de pousser jusqu’en Palestine. Qu’on n’imagine pas que l’Emma, — c’était le nom du frêle navire, — fût un de ces bricks luxueux où le voyageur retrouve le confortable du chez soi : c’était une simple barque pontée dont l’unique chambre était si basse que Dumas s’y tenait courbé et heurtait sa tête au plafond. Il emmenait avec lui Paul Parfait, Édouard Lockroy et une jeune femme que les passagers surnommaient l’Amiral. Deux matelots et un mousse composaient l’équipage.

Comme Dumas ne voguait qu’au gré de son caprice, dès la première escale il modifia son itinéraire et mit le cap sur la