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vernis. « C’est admirable, » a-t-il dit, « mais c’est un cadavre de tableau. » C’est-à-dire l’âme d’un tableau sans le corps. Il l’a consolidé, l’a imbibé d’une mixtion qui lui assure cinquante ans d’existence, cent ans même. Mais il a jugé qu’il périrait dans le nettoyage. C’est la probité même que ce bon petit vieux. Il a un respect, un amour, une adoration pour les vieux maîtres qui va jusqu’au comique d’Hoffmann. Il a été attendri quand le Chevalier de Malte a reparu. C’était une scène digne des Et[udes] philosophiques. Quel beau moment que celui de la sortie de cette œuvre fraîche, quittant son suaire ! Ce Chevalier écrasera la Vénitienne. Enfin, il n’y a rien de plus beau à notre Musée dans ce genre-là.

Je lui ai dit que ma consolation dans mes immenses travaux était d’employer un millier d’écus par an (trois mille francs) à collectionner des tableaux, et il m’a dit que si je voulais me lier à lui, et lui confier ma bourse, en dix ans il se faisait fort de m’avoir trouvé de telles occasions que j’aurais une des plus belles galeries de Paris. Il m’a bien grondé de ne pas avoir pris le petit la Hire, de Menghelti, et surtout la Fuite en Égypte de S[ébastien] Bourdon. Cela valait à Paris, à vendre à l’instant, quatre mille francs. Il savait où porter cela. Il dit : « La peinture italienne, c’est l’âme ; la Hollande et les Flamands, c’est la nature ; la France, c’est l’esprit. »

En ce moment l’esprit est à la mode, et l’on s’occupe de peintres français immenses qui ont été dédaignés. Tu ne te figures pas quelle belle affaire est le Natoire ! Il m’a promis de me faire profiter d’une occasion bien rare : une Tête de Greuze, pour deux cent-cinquante francs, la tête de sa femme, un chef-d’œuvre, mais endommagé. Il a déjeuné et dîné ici, il s’en est allé enchanté de moi. Ce bon petit vieux s’est marié par amour, et il adore les femmes. Si tu l’avais vu, tu l’aurais aimé. Il a une âme loyale ; il a la rude franchise de l’artiste, l’horreur du mercantilisme. (Est-ce joué ? Je ne sais. Je l’étudierai.) Si tu savais comme j’étais content pour toi de ce débarbouillage ! Tu aimais ce Cheval[ier] de Malte ! Je t’avais [en idée] à mes côtés ; je me figurais comme[nt] tu serais là, [près de moi,] si tu avais vu faire ces toilettes ; tout ce que tu aurais soutiré de ce petit vieux ! Il refera un parquet à la belle Flamande, et il me nettoyera mon tableau de fleurs, qui, à Marseille, a été maltraité, de même que le paysage. Il m’a