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son fusil. » Lors de l’invasion des terres, on vit ce spectacle étrange : le prêtre, revêtu du surplis et de l’étole, souvent à cheval, bénissant le domaine avant qu’il fût réparti entre les envahisseurs, qui assistaient à la cérémonie dans l’attitude du plus grand respect. Par instinct et par tradition, ils sont tous conservateurs et individualistes : aussi la propagande socialiste n’a-t-elle eu que fort peu de prise en Sicile. Et pourtant le paysan sicilien veut avoir la terre. Il le voulait déjà avant la guerre ; les propos de tranchées, les promesses des politiciens, parfois celles des officiers l’ont confirmé dans sa résolution de réclamer, comme son dû, une part de ce sol qu’il cultive de son mieux et qui le nourrit si mal. En 1919-1920, les paysans ont envahi les grands domaines, et s’y sont installés en maîtres. Comment s’explique ce mouvement ?

Ici je passe la parole à l’un des hommes qui ont le mieux étudié cette curieuse question : don Nicola Licata, archiprêtre de Ribera. Les paysans de cette ville venaient d’envahir les terres du duc de Bivona, grand seigneur espagnol qui voyait pour la première fois son immense domaine le jour où il manqua s’y faire assassiner (février 1920). J’étais alors à Sciacca où l’incident causa grand émoi. Je poussai jusqu’à Ribera et ne manquai pas d’aller voir l’archiprêtre, pour qui don Sturzo avait bien voulu me donner une lettre d’introduction. Voici ce que me dit don Licata :

— Le paysan sicilien n’est pas révolutionnaire ; il n’est même pas socialiste, mais il est violent, et il veut la terre, D’abord, pour une raison sentimentale : il est très attaché au sol où il est né ; puis, pour une raison économique : il veut profiter des résultats de son travail ; or, le système actuel le condamne à changer de tenure chaque année ; les lots sont tirés au sort. Enfin, pour une raison politique : dans les tranchées, où il a pris contact avec les ouvriers, on a dit au paysan qu’il devait avoir la terre. Les agitateurs politiques ont renchéri, en lui criant sur tous les tons : tu l’auras pour rien. Il est rentré chez lui, persuadé que les grands domaines allaient être immédiatement expropriés, sans indemnité, et attribués aux cultivateurs.

« Le territoire de Ribera est divisé en dix feudi, dont l’étendue varie de 1 000 à 2 000 hectares. Sept de ces feudi appartiennent à-don Tristan Alvarez de Toledo, duc de Bivona, qui,