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listes, surtout pendant un siècle ! Ils ont en général trop de légèreté et de fantaisie dans l’esprit pour s’accommoder d’une conception purement scientifique des choses. Le sens commun, qui chez eux a toujours le dernier mot, n’a pas de goût pour une philosophie qui prétend se passer de Providence, de causes finales, d’intuitions rationnelles a priori, de morale naturelle ou révélée, d’âme immortelle et de Dieu personnel. Le jour où les Français, avec leur génie géométrique, se résigneraient à perdre ces belles illusions, ils seraient bien prêts de devenir matérialistes ; mais seraient-ils encore Français ? La terre classique du matérialisme dans les temps modernes, ce n’est pas la France, c’est l’Angleterre, c’est la patrie de Roger Bacon et d’Occam, le pays de Bacon de Verulam, qui ne manqua que d’un peu de conséquence et de décision, et de Hobbes, qui ne manqua ni de l’une ni de l’autre, et qui doit certes autant aux traditions de la pensée anglaise qu’à l’exemple et à la doctrine de Gassendi. Ce pli de l’esprit britannique est si fort que le déisme même d’un Robert Boyle ou d’un Newton s’y concilie avec une conception mécanique et purement matérialiste de l’univers. Sans doute une telle manière de voir n’implique pas la négation d’une cause suprême intelligente, mais elle est encore plus éloignée d’exclure l’athéisme, et Laplace s’est chargé de tirer la conclusion véritable des principes de la physique de Newton.

Le commerce intellectuel de la France et de l’Angleterre commença surtout, on le sait, après le règne de Louis XIV. Tandis qu’auparavant les plus grands esprits de ce pays venaient souvent en France compléter leur instruction, les meilleures têtes françaises allèrent à l’école de la Grande-Bretagne ; on apprit la langue des Anglais, on voulut connaître leur littérature, on s’initia à leur philosophie. Le goût inné des Français pour les spéculations politiques fut surtout séduit par l’esprit libéral de la constitution anglaise, par les doctrines de la liberté civile et de l’inviolabilité des droits du citoyen. Le fruit de cet hymen étrange du matérialisme anglais et du scepticisme français fut la haine, chaque jour grandissante en France, du christianisme et des institutions de l’Église. En somme, cet embryon de philosophie tenait bien plus de l’humeur française que du tempérament anglais. Car ce n’est pas précisément à ce résultat qu’étaient arrivés Newton, Hartley ou Priestley. C’est donc une chose assez singulière, mais cependant fort explicable, que la philosophie de Newton ait servi en France de préparation à l’athéisme.

Quand cette philosophie fut introduite en France par Voltaire, les Cartésiens n’avaient plus guère de crédit, si ce n’est, est-il besoin de le dire’? à l’Académie et dans l’Université. Ce qui manquait surtout