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et non la matière. Le passage de vie à mort n’amène pas, à proprement parler, de changement dans les parties matérielles, il en modifie le groupement, les positions respectives, il détermine dans l’évolution de leurs rapports entre elles un « moment nouveau », rien de plus. Autrement, la mort serait un miracle.

La mort n’en reste pas moins un fait constant, naturel, peut-être nécessaire, mais dont la nécessité continue de nous rester cachée. Afin de la découvrir, il faudrait pouvoir démontrer, — soyons plus modeste, — pouvoir imaginer, (que mourir n’est pas seulement l’effet d’une loi biologique, mais bien d’une loi universelle : il faudrait non seulement que les êtres animés, mais encore que l’univers, pris dans son ensemble, fût condamné à une mort inévitable : bref, il faudrait ériger le cas de la mort, qui tout général qu’il est, n’est encore que général, en un cas universel. Cela se peut-il ?

On sait qu’entre la vie et la mort l’abîme à franchir n’existe qu’au regard de l’imagination. La matière ne vit ni ne meurt, d’une part ; d’autre part, cherchez ce qui distingue le vivant du non vivant ; détournez votre attention des êtres où la vie est riche et varie incessamment ses effets et ses formes, pour la concentrer sur ces êtres qui sont, si l’on peut dire, les gardes-frontières des deux mondes. Vous ne tarderez point à les accuser de faire bien mal leur service, car vous aurez passé devant eux sans les apercevoir. À quel moment aurez-vous posé le pied dans la région des êtres inorganiques ? Personne ne vous le dira, pas même le naturaliste le plus savant, s’il est en même temps des plus sincères ; vous serez donc insensiblement descendu en deçà des bornes de la nature vivante. Là, vous ne trouverez que des espèces chimiques. Regardez-y de près : lorsque vous parlant à vous-même, vous vous surprenez exprimant ces mots d’inertie, d’immobilité, de mort, vous réfléchissez qu’ils pourraient bien, ces vieux mots, être rayés du dictionnaire ; car même dans ce monde il est des changements d’état. Des édifices moléculaires se font et se défont ; des affinités se manifestent, d’autres se rompent ; là aussi la lutte pour l’existence se fait sentir. Le joug des nécessités sociologiques s’impose même aux atomes, qu’on a coutume de regarder comme privés de vie. Ce n’est pas nous, bien entendu, qui plaidons la thèse, mais bien M. Delbœuf. L’aveu est caractéristique et vaut qu’on l’entende : « Représentons-nous chaque corps comme tendant à envahir l’espace, et à chasser tout ce qui s’oppose à son expansion. Venant se heurter à chaque instant à des tendances semblables de la part des autres substances, il finit par accepter un modus vivendi, une espèce d’accord, en vertu duquel il s’associe avec les humeurs incompatibles. » On serait tenté de conclure par