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Ce que M. Delbœuf appelle « force » n’est pas cette quantité indéfectible dont les philosophes ont deviné et les savants éprouvé la conservation : la force, dans la langue de ce philosophe, est la transformabilité, c’est-à-dire la puissance dévolue à la matière de subir des changements d’états. Cette puissance, elle, est loin d’être indéfectible : le passé ne revient pas, et, comme disent les bonnes gens pour se consoler de vieillir, « on ne peut être et avoir été ». What’s done, cannot be undone, s’écrie lady Macbeth. Cela, tout le monde le sait. Mais le chimiste le prouve : lorsque nous voulons obtenir de l’instable, il faut ruser avec la nature et consentir, en échange, à la formation d’un composé plus stable qu’aucun des agents de la combinaison. La matière va du moins stable au plus stable, du mouvement au repos, et la force, c’est-à-dire, ne l’oublions pas, la capacité de se transformer, tend à se fixer de plus en plus. « Voici par exemple une goutte d’eau renfermée dans un tube de verre. On la congèle, on la refond. Au point de vue du principe de la conservation de la forme et de la matière, la goutte d’eau est restée la même : pour mille usages ses propriétés n’ont point subi d’altération. Elle peut de nouveau dissoudre les substances solubles, donner de la vapeur, se décomposer en oxygène et hydrogène. Mais, considérée dans sa structure, il n’en est plus ainsi. Certes les molécules n’ont pas matériellement changé, mais elles seront probablement disposées dans un autre ordre qui résumera l’histoire de ses métamorphoses. Il est impossible de reformer la première goutte d’eau de manière à la rendre indiscernable. En supposant même qu’on parvienne à redisposer les molécules comme elles l’étaient auparavant, le travail consommé par cette opération laissera des traces indélébiles dans la matière ambiante, qui, à son tour, réagira nécessairement de proche en proche sur la goutte d’eau en affectant sa constitution intime. Tout changement est ainsi plus qu’un pur changement. Il contribue à conduire l’ensemble des choses vers un terme fatal. Tout changement particulier est accompagné d’un changement général qui se fait toujours dans le même sens. Se transformer et évoluer sont donc deux ordres de phénomènes différents qui ne vont pas l’un sans l’autre, mais qu’il faut avoir soin de distinguer. Évoluer, ce n’est pas épuiser la série des transformations possibles, c’est changer en suivant une certaine marche assujettie à certaines lois. C’est ainsi qu’au jeu de dames, quoi qu’on fasse, on aboutit à la prise ou à l’immobilité des pions[1]. »

  1. La matière brule et la matière vivante, p. 20.