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se fait du moins stable au plus stable, comme d’autre part, la matière dans le vivant est moins stable que dans le non-vivant, la vie n’a pu apparaître. Et cependant elle a dû apparaître : le droit et le fait sont en lutte. Comment faire cesser l’antagonisme ?

La question est de savoir, en premier lieu, si les biologistes, qui, antérieurement à l’apparition de la vie, imaginent une période pendant laquelle les seuls êtres inorganiques ont existé, si toutefois l’on peut dire de tels êtres qu’ils existent, ne s’embarrassent point, eux-mêmes, d’une difficulté sans issue. L’auteur d’un livre sur M. Herbert Spencer et sa théorie de « l’unification de savoir » reproche à l’illustre évolutionniste de ne point expliquer comment, après une période où rien n’existait que d’inorganique, l’organique a pu apparaître. Et il faut bien convenir que, sur ce point, les critiques de M. Malcolm Guthrie sont pressantes, pour ne rien dire de plus. M. Spencer voulant expliquer le monde se serait borné, d’après son contradicteur, à exposer l’histoire du monde en suivant l’ordre présumé de son développement. Or l’événement embarrassant de cette histoire est précisément la formation des premiers germes de vie, et tout ce que l’on peut entreprendre pour faire cesser l’embarras reste inefficace : mieux vaut le dissimuler, et il arrive trop souvent aux biogénistes — car c’est biogéniste, ici, qu’il faut écrire, et non pas simplement biologiste — de se le dissimuler à eux-mêmes. Nier l’évolution, c’est-à-dire le passage sans hiatus d’un monde sans vivants à un monde peuplé d’êtres qui vivent, c’est avouer le fait embarrassant d’une discontinuité dans la succession des phénomènes et dans le développement des lois qui les régissent, sans faire rien autre chose que de confesser un embarras.

On est tenté de croire que la difficulté en question pourrait bien disparaître, si l’on perdait l’habitude de se représenter l’apparition de la vie, ou comme l’effet d’une crise cosmogonique, ou comme le résultat d’une évolution dans le cours de laquelle aurait surgi un ordre de phénomènes irréductible aux ordres préexistants. L’obstacle vient, non pas de ce que la vie a commencé, mais de ce qu’elle a commencé subitement, de ce qu’un beau jour des êtres sont nés sans sortir de germes, de ce que le vivant est sorti du mort. On ne cherche pas le pourquoi de la matière ou de l’être, parce que c’est là un mystère métaphysique dont la pénétration ne regarde que les seuls métaphysiciens : en revanche, on ne peut éviter ni le pourquoi ni le comment de la vie, puisque la vie est censée être apparue dans un monde déjà existant et que la production des êtres organiques, à moins d’être miraculeuse, doit résulter du jeu régulier des forces naturelles. Et cette hypothèse n’en est presque pas une, puisque toute