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sent à quel point la faculté de réparation est limitée. « Une patte de salamandre repousse, mais la tête ne repoussera pas, ni le cœur, ni les reins, ni le foie. Chez les animaux supérieurs, les mutilations les moins graves, l’ablation d’une simple phalange, sont irréparables. Les cicatrices, les traces d’une blessure, d’une brûlure, d’un bouton comme ceux du vaccin, d’une piqûre de sangsue, persisteront toute leur vie. De tout ceci il résulte qu’il y a chez l’individu une manière de noyau, un centre autour duquel viennent se grouper des molécules qui servent à leur tour de centres secondaires. Dans les animaux inférieurs, ce noyau n’est pas toujours apparent, et il arrive que le centre est, peut-on dire, presque partout… Il n’est donc pas facile actuellement de délimiter, de définir ce noyau, ou, si l’on aime mieux, ce squelette, ce support fondamental et central auquel on ne peut toucher sans détruire l’intégrité de l’individu ou même sa vie. Force nous est bien cependant de reconnaître que la plupart des êtres, sinon tous, quand ils ont atteint un certain degré de développement, ne sont plus en état, s’ils viennent à subir de certaines mutilations, de reconstituer la partie enlevée, et que la mutilation ne peut porter sur certaines organes sans compromettre le tout[1]. »

Cette page méritait d’être transcrite, non sans doute en raison des nouveautés qu’elle apporte — elle n’en fait connaître aucune — mais à cause des observations dont le caractère et la formule générale nous paraissent fort heureusement dégagés. On y retrouve le thème de Claude Bernard, « les limites tracées à l’avance par la nature » ; et les variations de M. Delbœuf, loin de l’altérer, n’en font que mieux accentuer le dessin. Au surplus, qu’il y ait en nous de l’irréparable, ce n’est pas à discuter. Ce qui vaut qu’on y insiste, c’est comment il y a de l’irréparable dans des organismes où l’échange de matière est continu, où les éléments de cette matière ne restent jamais à poste fixe. Les plus stables n’y séjournent, dit-on, jamais au delà de sept ans.

Est-ce là un dicton, comme il peut s’en glisser même dans les théories scientifiques où l’invérifiable tient une grande place ? L’idée que tous les sept ans la matière de notre corps est renouvelée jusque dans ses moindres parties, et renouvelée intégralement, repose-t-elle sur des raisons sérieuses ? M. Delbœuf ne nous dit rien des raisons sur lesquelles la théorie se fonde et, quand il nous dit qu’elles ne sont pas décisives, il s’exprime comme si les partisans du renouvellement intégral avaient pris étourdiment en main la défense d’une cause plus que compromise. En pareille matière,

  1. La Matière brute, etc., p. 124.