Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
159
DAURIAC.la doctrine biologique de m. delbœuf

pensées actuelles ? La durée de séjour des matériaux entrés dans l’économie doit être variable, et rien n’empêche de penser qu’une simple prolongation de séjour suffirait à l’entretien de la mémoire. Est-il indispensable pour que nos souvenirs, nos tendances, nos aptitudes héréditaires persistent, qu’elles soient en quelque sorte gravées sur des éléments matériels, permanents et immuables ? La grande loi d’écoulement universel que le vieux philosophe d’Éphèse imposait à tout ce qui est du monde, serait-elle décidément incompatible avec la réalité du souvenir et par suite de l’identité psychologique ? Mais comment concevoir une matière exempte de va-et-vient ? Comment se représenter des atomes à demeure dans certaines parties de l’organisme, et leur octroyer ce privilège d’être inamovible, dont l’âme seule chez les spiritualistes a mérité d’être investie ? — On répliquera que notre résistance aux théories de M. Delbœuf provient d’habitudes d’esprit invincibles, et que notre obstination, principalement, contribue à les rendre telles. Il se peut ; toujours est-il qu’une habitude a des droits d’ancienneté respectables et que pour passer par-dessus ces droits on veut des arguments péremptoires. Les raisons de M. Delbœuf pourraient bien n’être que de faux semblants de preuves. Il en est ainsi, d’ailleurs, des raisons dont le point de départ est une comparaison et une comparaison de laquelle on ne sait dire si elle est ou n’est pas légitime.

Et l’on espérerait vainement faire lâcher prise à M. Delbœuf. Aussi bien la nécessité de rendre compte de l’identité du moi n’est pas ce qui le préoccupe ; avant tout, c’est l’énigme de la mort qu’il cherche, et il espère l’avoir déchiffrée en substituant à la théorie traditionnelle du renouvellement intégral, une autre théorie beaucoup moins absolue et contre laquelle l’expérience ne s’est pas prononcée. Pour que la mort ne soit pas une contradiction biologique, il faut « opposer des fins de non-recevoir à la doctrine du flux absolu de la substance incorporelle » ; il faut, chez l’adulte, distinguer, à côté de la matière fluente, destructible et réparable « une matière fixe et immuable, comprenant d’une part l’héritage, siège des instincts et des prédispositions transmises par les ascendants, d’autre part, l’épargne, siège de l’intelligence et des habitudes acquises. L’action réciproque de ces trois composantes conditionne la vie individuelle et le perfectionnement de l’espèce. Par elle aussi s’explique la mort[1]. » Par elle s’explique surtout la mort, dirons-nous en altérant légèrement le texte. Car, ou je me trompe, ou, sans la nécessité de surprendre le secret de la mort, jamais cette hypo-

  1. Loc. cit. p. 113.