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dans cette hypothèse de la matière fixe un essai — conscient ou inconscient, peu importe — d’introduire dans l’ordre sensible les propriétés dont les métaphysiciens ont investi la substance suprasensible, l’être par opposition au phénomène. Cette matière fixe est, selon toute vraisemblance, une matière dont les atomes, s’ils pouvaient s’offrir à notre perception distincte, nous apparaîtraient quantitativement et qualitativement déterminés. On ne peut aller jusqu’à dire que les qualités de cette matière résident uniquement dans les propriétés dont elle est le véhicule ; car ces propriétés, en raison de leur nature psychique, n’ont, par elles-mêmes, rien de sensible. Et, d’autre part, rien n’autorise à croire que M. Delbœuf n’entende sous le nom de « matière fixe » une matière idéale. Or, si c’est de matière proprement dite qu’il est ici question, la difficulté devient insurmontable. Dès qu’on presse ce mot de matière fixe pour en tirer un sens plausible, il vous glisse entre les doigts. La notion de matière fixe équivaut, en effet, à celle d’une matière à propriétés permanentes, et cette notion est contradictoire. Une portion de matière, localisée dans un organisme, rebelle à toutes les influences environnantes, sachant résister aux flots qui la poussent vers le dehors, et dans le cas bien improbable où sa résistance serait victorieuse, sortant indemne de la lutte, sans blessure, sans fatigue, sans aucune de ces modifications durables d’où résulte une perte ou une acquisition de propriété, voilà ce qu’une imagination de philosophe s’épuiserait vainement à concevoir. — M. Delbœuf réclame et soutient qu’il n’a jamais tenu ce langage ! — Non, il ne l’a point tenu : autrement il aurait vu s’écrouler sa doctrine. Mais, pour que son système reste debout, il est dans l’impossibilité d’éviter le dilemme : ou cette matière est fixe et alors elle échappe aux lois de l’évolution, donc elle n’est pas vivante, donc elle n’a plus rien en soi de biologique et cela est inadmissible ; ou elle subit l’influence du milieu ambiant, elle rentre dans les conditions normales, et alors elle est fluente. On s’étonne vraiment qu’un philosophe, après avoir pris toutes ses précautions pour nous empêcher de mettre à part l’une de l’autre la matière brute et la matière vivante, après nous avoir prévenu que les mots stable et instable ne veulent jamais être pris absolument, que telle substance est stable relativement à une substance moins stable qu’elle ; on s’étonne, dis-je, qu’il aille, de gaieté de cœur, creuser un abîme entre les deux matières à l’aide desquelles il compose l’organisme, la matière fluente et la matière fixe. Cette matière fixe est un être de raison, une sorte de fantôme métaphysique transplanté de l’ordre pseudo-intelligible dans l’ordre sensible. N’étant rien, elle ne peut rendre compte de rien, encore