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une nouvelle laura bridgman

porter le trouble dans son esprit, au point d’exciter ses larmes.

Il semble bien qu’elle pense toujours à l’aide de mots, ce qui d’ailleurs s’explique aisément, étant donnée son éducation. « Du jour où elle comprit que chaque objet a un nom, je lui parlai comme j’aurais fait si elle eût pu m’entendre ; seulement au lieu de m’adresser à ses oreilles, je m’adressais à ses doigts. » Grâce à son excellente mémoire elle retient les mots nouveaux avec une extrême facilité. « Étant allée à la Convention médicale de Cincinnati, elle épela au retour à son professeur plus de cent mots d’une façon très correcte. » Son bagage s’est en outre accru d’un grand nombre de termes français, allemands, latins ou grecs qu’elle recueille avidement chaque fois que l’occasion s’en présente. — Au début l’enfant avait une tendance marquée à n’exprimer dans chaque phrase que les mots importants (Hélène lait ; Hélène dormir) ; l’éducation l’a corrigée sur ce point, comme elle l’a habituée à varier et à nuancer ses phrases.

Maintenant, tous ces mots, comment les apprend-elle ? Pour ce qui est des termes concrets, rien de plus simple. On lui fait toucher un objet en le lui nommant. Son idée de l’objet contient alors uniquement la sensation tactile éveillée par l’objet. Une pomme, par exemple, est une chose ronde, lisse, sans angles, donnant une certaine impression de chaleur ou de froid. Puis, peu à peu, l’idée se complète par l’adjonction d’éléments nouveaux, à mesure que des propriétés nouvelles sont découvertes : la pomme « croît sur les arbres, qui croissent dans les vergers ; quand les pommes sont mûres elles tombent sur le gazon ; elles ne rebondissent pas ; elles roulent comme une balle ; la pulpe en est douce et juteuse ; nous mangeons la pulpe des pommes ; j’aime les pommes ». — Les mots abstraits ont été appris et compris de la même manière, « bien plus par association et répétition, nous dit miss A. Sullivan, que par mes explications propres ». Voici quelques exemples. Hélène brise un jour une poupée qu’elle aimait beaucoup, et se met à pleurer. « Je lui dis : Le professeur est chagrin. » Après quelques répétitions de ce mot dans des circonstances analogues, elle a appris à l’associer à l’état affectif correspondant. — « Le mot aimer a été acquis par association avec des caresses. » — « Un jour je lui posai une question fort simple à laquelle elle pouvait fournir une réponse convenable. Elle commença, selon la coutume des enfants, par répondre au hasard. Je la grondai et elle demeura immobile montrant clairement par l’expression de son visage qu’elle essayait de réfléchir. Je touchai alors son front, et j’épelai : « Réfléchissez. » C’était la première fois que j’employais ce mot ; mais la connexion avec l’acte de