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méditer était si forte qu’Hélène sembla être plus vivement impressionnée que lorsque je place un objet dans sa main en le lui nommant. Depuis lors elle emploie toujours le mot « réfléchir » d’une manière intelligente. »

Un dernier exemple montrera mieux encore la genèse des idées abstraites dans son cerveau. Il s’agit de l’idée de la mort. Antérieurement à la visite au cimetière dont nous avons parlé tout à l’heure, Hélène avait tenu dans ses mains un oiseau et un poussin morts. À ce moment, pour elle, être mort c’était être immobile et rigide, rien de plus. Peu après, elle allait voir régulièrement un cheval malade dont les hennissements plaintifs la remplissaient de chagrin ; un jour on lui apprend que le cheval est mort : on l’a abattu, puis enterré ; la mort a dû lui apparaître alors comme quelque chose de douloureux ; cette impression s’est renforcée après qu’on l’eut conduite deux fois dans un cimetière. Peu à peu par la conversation et la réflexion son idée s’est précisée ; elle la résume ainsi dans une lettre qu’elle écrivait à sa mère au sujet de Florence : « La pauvre petite Florence est morte. Elle était très malade et elle est morte. Mrs H. pleura beaucoup sa chère petite fille. Elle est dans la terre, dans un grand trou, et elle est pourrie, et elle est glacée. » On voit ici très clairement les étapes successives que parcourt sa représentation : elle s’est formée lentement, par une accumulation d’expériences ayant toutes un caractère commun, à savoir d’être exprimées par le même mot. — Quant aux noms abstraits des couleurs qui reviennent assez fréquemment dans ses lettres ( « la petite Mildred a les yeux profonds et bleus ; ses joues sont roses, ses cheveux luisants et dorés » ), on aimerait savoir quelle signification Hélène leur attribue ; le rapport est muet sur ce point. Peut-être n’ont-ils pour elle aucun sens ; cela est assez douteux ; il semble plus probable qu’ils en ont un, mais totalement différent du nôtre, et qu’ils répondent à des qualités des objets que nous ne percevons pas.

Une grande partie de l’année a été employée à des voyages, à des visites et à des leçons de choses, un peu à l’aventure, la nervosité d’Hélène ne permettant pas de l’astreindre à un programme régulier et systématique. « J’ai essayé, écrit son professeur, d’étendre les limites de son intelligence, d’élargir le champ de ses expériences, et de lui faciliter de plus en plus le commerce avec ses semblables ; je me suis constamment efforcée de la rendre capable de causer sans difficulté avec les personnes à qui l’alphabet tactile est devenu familier, et d’écrire ses pensées. Dans ce but je l’ai fortement encouragée à tenir un journal de ses actions. » — Son ardeur pour l’étude n’a fait que s’accroître et l’on a dû supprimer les