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BÉNARD.la mimique dans le système des beaux-arts

raconte la langue, narrante lingua, ou ce que la trame de l’écriture peut nous faire connaître, aut scripturæ textu possit cognosci ? Poursuivons la métaphore : que dire de la loquacité des mains, des doigts qui ont une langue, du silence plein de cris, loquacissimas manus, linguosos digitos, silentium clamosum ? Il faut pardonner ce galimatias prétentieux à un écrivain demi-barbare de la décadence romaine[1].

Ce qui trompe ici, c’est que l’on prend la mimique, non en elle-même, mais associée au chant, à la musique ou à la parole surtout, qui lui communique sa clarté, lui donne sa signification précise, qui permet de suivre le mouvement de la pensée et de l’action dans son cours, d’analyser, de détailler les sentiments, les idées, etc.

Mais la pantomime, réduite à elle seule et à ses moyens propres, muette en un mot, n’a plus cette valeur expressive.

Les exemples choisis par lesquels on célèbre le triomphe de cet art dans ses virtuoses les plus renommés, soit anciens, soit modernes, froidement examinés, le prouvent avec la dernière évidence.

Quand on entend dire de l’acteur Koscius, l’ami de Cicéron, qu’il traduisait toute une harangue de l’orateur romain (je crois la Milonienne) et qu’on prend cette hyperbole à la lettre (voy. Du Bos, p. 251), on est dupe d’un mensonge grossier qui, sous le couvert d’un mot vague et ambigu, a traversé les siècles. Un instant de réflexion suffit pour montrer, si on le prend à la lettre, ce qu’a d’absurde et d’impossible le fait raconté contenu dans cette phrase banale tant de fois répétée. Que pouvait faire l’acteur ami de Cicéron, qui reproduisait aux yeux émerveillés sa harangue par le jeu de sa pantomime ? Traduire en réalité une seule phrase du discours parlé ou écrit, c’est-à-dire rendre visibles et faire comprendre dans leur ordre successif, les idées, les pensées, les sentiments, les images, etc., que l’orateur romain a mis dans son discours, de manière à les faire passer dans l’esprit du spectateur comme la parole le fait pour l’auditeur ? C’est, je le répète, simplement absurde. Roscius ne pouvait exprimer, par Son jeu d’acteur, que les situations, les sentiments, etc., dans leur généralité, que contient la harangue cicéronienne[2].

  1. Hanc parlem musicæ disciplinæ majores mutam nominaverunt, quæ ore claustro loquitur et quibusdam gesticulationibus facit intelligi quod vix narrante lingua aut scripturæ textu possit cognosci… loquacissimos manus, linguosos digitos, silenlium clamosum, expositionem tacitam. (Cassiod., Var., I, 10, cité par Cahusac, t.  I, p. 164.) Batteux dira plus vaguement : « Les gestes et les tons sont comme le dictionnaire de la simple nature. »
  2. Cicéron le dit lui-même de l’orateur, qu’il distingue à tort en cela de l’auteur : Omnes hos motus subsequi debet gestus, non hic verba exprimens, scenicus, sed universam rem et sententiam, non demonstratione, sed significatione. (De Orat., III, i, ix.) Cf. Du Bos, 254