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C’est toujours, d’ailleurs, une innovation qui est glorifiée. Car il ne faut pas confondre avec la gloire le respect profond qu’inspirent aux peuples les vieilles institutions ou les vieilles idées, glorieuses à l’origine, devenues simplement majestueuses à la longue comme les monarques ou les pontifes qui les incarnent, quand ceux-ci ne se distinguent par aucune entreprise personnelle. Ce respect, cet attachement, à peine remarqué de ceux qui l’éprouvent, né de l’imitation des ancêtres, est à la célébrité lumineuse, née de l’imitation des contemporains, ce que la foi, le dévouement fermes, mais presque inconscients, de l’individu, aux notions et aux règles depuis longtemps établies en lui et primitivement très conscientes, sont à ses remarques et à ses décisions de chaque instant. Il y a, centre ce respect et la gloire, entre cette foi et la conscience, cette différence, que ce respect et cette foi sont les œuvres lentes dont la gloire et la conscience sont les outils, et que ce respect et cette foi ne sauraient s’interrompre sans péril mortel dans la vie mentale ou la vie sociale, et de fait y sont ininterrompus jusqu’à la folie ou à la mort, tandis que la gloire et le moi sont sujets, même durant la veille, même en temps de civilisation, à des éclipses, ou à des intermittences[1].

Ce serait une égale erreur, on le voit, de penser que ce qui est inglorieux est socialement inférieur en importance à ce qui est en renom, ou que l’inconscient a psychologiquement un moindre rôle que la conscience. Cela n’est vrai que de l’inglorieux qui n’a jamais passé par la gloire, et de l’inconscient qui n’a point traversé la lumière du moi. Mais à ce compte, l’homme le plus obscur qui vit hon-

  1. Dans un ingénieux et intéressant article de la Revue scientifique (26 août 1881) intitulé la Conscience dans les Sociétés, M. Paulhan, qui nous fait l’honneur de nous y citer, a raison de poser en principe que le phénomène social auquel correspond le phénomène psychologique de la conscience doit, comme ce dernier, avoir été provoqué par une interruption du cours machinal et inconscient de l’habitude. Mais il a tort, à mon avis, de faire consister cette interruption dans la production de ces actes solennels, périodiques et prévus d’avance, quoique rares, qui s’accompagnent de cérémonies. La cérémonie est-elle autre chose elle-même qu’une habitude sociale, et des plus assoupissantes ? Une innovation au contraire naît toujours sans nulle escorte de formes rituelles ; une initiative vraiment exceptionnelle, clou d’or auquel va se suspendre toute une chaîne d’événements, par exemple une déclaration de guerre, une entreprise militaire, la découverte d’un nouveau continent, l’apparition d’un livre à sensation, etc., peut bien accidentellement se rattacher à quelque solennité : par exemple, après un bel exploit, on va processionnellement chanter un Te Deum, suivant l’usage. Mais ce n’est pas cette solennité, ce n’est point cette conformité à une vieille coutume qui constitue l’éveil de l’attention générale, c’est le retentissement que la nouveauté dont il s’agit a dans le public. Notoriété, célébrité, gloire : ces mots expriment les degrés divers de cette attention collective qui s’exprime par des groupes confus, des conversations animées, des rassemblements autour des marchands de journaux, des ovations spontanées, nullement par des cérémonies.