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se sont imprimés en exemplaires plus nombreux dans les cerveaux publics, c’est-à-dire qu’ils ont eu plus de renommée. Enfin, il n’est pas de grande gloire possible dans un pays sans moyens nombreux et rapides de communication et de correspondance, en d’autres termes sans facilité d’imitation. — L’imitation se trouve ainsi correspondre exactement à la mémoire ; elle est en effet la mémoire sociale, aussi essentielle à tous les actes, aussi nécessaire à tous les instants de la vie de société, que la mémoire est constamment et essentiellement en fonction dans le cerveau. — Précisons mieux encore. La mémoire est double comme le moi. En tant qu’elle répète et retient des jugements, elle est souvenir proprement dit, notion ; en tant qu’elle répète et retient des buts, des décisions, elle est habitude, moyen. Semblablement, l’imitation est de deux sortes comme la gloire : quand elle consiste dans la répétition d’une idée nouvelle, d’une découverte, propagée de bouche en bouche, elle se nomme préjugé, notion sociale ; s’il s’agit de la répétition d’un procédé nouveau, d’une invention, elle prend le nom d’usage. Or, un usage n’est-il pas une habitude sociale ? et le préjugé, dans la meilleure acception du mot, n’est-il pas le fixateur social des découvertes (plus ou moins vraies du reste) comme le souvenir est le fixateur cérébral des perceptions ? Et n’est-ce pas toujours et uniquement par une série continue d’illustrations variées, de tous degrés et de toutes sortes, que s’alimente, que se grossit indéfiniment le trésor séculaire des préjugés et des usages, comme c’est par une suite continue d’actes de conscience que l’individu s’approvisionne et s’enrichit d’habitudes et de souvenirs ?

V

Ou je me trompe fort, abusé peut-être, mais abusé bien profondément, par le mirage de l’Analogie, ou l’histoire en réalité se comprend mieux, grâce au point de vue que j’indique. Son désordre n’a plus lieu d’étonner, car il n’est que superficiel. On a cherché en vain le lien et la loi des événements historiques, la raison de leur enchaînement bizarre, où l’on a voulu voir bon gré mal gré un développement. C’est qu’en fait ils se suivent, non seulement sans se ressembler, mais sans se pousser toujours ou du moins sans se déterminer rigoureusement ; ils s’entre-choquent plus qu’ils ne s’entre-expliquent ; et ce n’est pas au précédent ni au suivant que chacun d’eux se rattache par un lien vraiment logique, mais à une ou plutôt à plusieurs séries de répétitions régulières, vitales ou sociales, dont il est le point de rencontre supérieure. Ils se précipitent les uns sur