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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

et dont plusieurs, bien que sérieuses, sont étouffées comme contredisant quelque croyance établie ou contrariant quelque désir puissant, choisit toujours la plus propre à accroître et à fortifier momentanément la masse de foi et de confiance populaires, en d’autres termes celle qui satisfait le mieux la curiosité et remplit le mieux les espérances du public, ou qui flatte le plus ses opinions et ses goûts.

Donc et en résumé, sur plusieurs couches épaisses de souvenirs et d’habitudes tassés, classés, systématisés ; de souvenirs, c’est-à-dire d’anciennes perceptions transformées en concepts, et d’habitudes, c’est-à-dire d’anciens buts transformés en moyens, — sur cet amas d’alluvions judiciaires et volontaires du passé, le moi actuel erre çà et là, comme un feu follet ; le moi, c’est-à-dire un apport incessant de nouvelles perceptions, de nouvelles fins qui vont bientôt subir des transformations analogues. Telle est la vie mentale de l’individu. — Et la vie sociale est toute semblable. Sur un amoncellement multiple et mille fois séculaire de traditions, et d’usages mêlés, combinés, coordonnés, — de traditions, c’est-à-dire d’anciennes découvertes vulgarisées devenues pré-jugés anonymes, rassemblées, par faisceaux distincts, en langues, en religions, en sciences, — et d’usages, c’est-à-dire d’anciennes inventions tombées aussi dans le domaine commun, devenues des procédés et des façons d’agir connus de tous, groupées harmonieusement en mœurs, en industries, en administrations, en arts, — sur ce legs prodigieux d’une antiquité incalculable, s’agite sans cesse quelque point brillant et multicolore dont la traînée s’appelle l’histoire ; ce point, c’est le succès ou la gloire du jour, le changeant foyer de la rétine sociale pour ainsi parler, qui se tourne successivement vers toutes les découvertes et toutes les inventions nouvelles, vers toutes les initiatives en un mot, destinées à une vulgarisation pareille.

Si je ne me trompe, il y a là une analogie des plus frappantes, qui peut se substituer avantageusement à la comparaison répétée à satiété, mais si artificielle et si forcée dans le détail, des sociétés avec les organismes. Ce n’est pas à un organisme que ressemble une société, et qu’elle tend à ressembler de plus en plus à mesure qu’elle se civilise ; c’est bien plutôt à cet organe singulier qui se nomme un Cerveau ; et voilà pourquoi la science sociale, comme la psychologie, n’est que la logique appliquée. La société est, en somme, ou devient chaque jour, uniquement un grand cerveau collectif dont les petits cerveaux individuels sont les cellules. On voit combien, à ce point de vue, l’équivalent social du moi que les sociologistes contemporains, trop préoccupés de biologie et pas assez peut-être de psychologie, ont vainement cherché, se présente aisément et de lui-