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même. On voit aussi que notre rapprochement permet d’attribuer à la croyance humaine son importance majeure dans les sociétés, tandis que la comparaison spencérienne à la mode n’y laisse voir que des désirs combinés, et trahit son insuffisance par son inintelligence manifeste du côté religieux des peuples. — Peut-être m’objectera-t-on qu’un cerveau suppose un corps dont il s’alimente ; j’en conviens. Aussi toute société a-t-elle effectivement sous sa dépendance et à son service un ensemble d’êtres ou de choses qu’elle adapte et approprie à ses besoins, et qui, une fois élaborés par elle, sont en quelque sorte ses viscères et ses membres. Ces choses ne font pas partie d’elle-même, si ce n’est peut-être dans une faible mesure au sein des peuplades et des nations esclavagistes, où l’esclave concourt avec la vache et le chien pour nourrir et défendre l’homme libre. Ici la caste servile et la caste plébéienne parfois peuvent être appelées avec quelque vérité l’estomac des patriciens. Mais, là où l’esclavage a disparu, la théorie de la société-organisme a perdu sa dernière ombre de vraisemblance. S’il y a un organisme là, ou quelque chose de semblable, ce n’est point la société, c’est le tout formé par la société d’une part, et d’autre part son territoire cultivé avec les routes et les canaux qui le sillonnent, avec sa faune et sa flore assujetties, ses animaux et ses plantes domestiques, ses forces physiques captées, qui nourrissent, revêtent, guérissent, traînent, portent et servent en tout et pour tout, sans nulle réciprocité à vrai dire, malgré un retour parcimonieux de soins intéressés, les populations des champs et des villes. Cette terre et cette nature humanisées jouent précisément à l’égard de la nation qui les domine le rôle des organes corporels à l’égard du cerveau de l’être supérieur qui vit pour penser et ne pense pas pour vivre, et qui use ou emploie sa vigueur physique au profit exclusif de sa force intellectuelle. — On a comparé le réseau des télégraphes au système nerveux ! le réseau des chemins de fer et des routes au système circulatoire ! Mais les nerfs et les fibres nerveuses, mais les vaisseaux sanguins, font partie de l’organisme ; est-ce que les fils de fer télégraphiques, les rails et les files de wagons font partie de la société ? Qu’on nous montre des peuples où des hommes alignés et se tenant par la main forment d’une ville à l’autre des chaînes électriques, au lieu de nos conducteurs métalliques, et où d’autres hommes circulent d’une ville à l’autre en longues processions continuelles et entrecroisées, au lieu de nos trains de voyageurs et de marchandises !

Si les sociétés étaient des organismes, le progrès social s’accompagnerait non seulement d’une différenciation, mais d’une inégalité croissante ; la tendance égalitaire sinon démocratique de toute société qui atteint un certain niveau de civilisation serait donc inexplicable,