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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

ou ne devrait s’interpréter que comme un symptôme de recul social. Il est visible pourtant que ce nivellement graduel et la similitude progressive des diverses classes par le langage, le costume, les mœurs, l’instruction, l’éducation, fortifient entre les hommes d’un même pays le vrai lien social, tandis que, là où la distance et la différence des classes s’accroissent par exception, il s’affaiblit et la civilisation rétrograde. Mais à la lumière de notre analogie, cela s’explique. Le cerveau, en effet, quoique supérieur aux autres organes, se signale entre eux par l’homogénéité relative de sa composition et, malgré ses plis, malgré le cantonnement plus ou moins vague et contestable de ses diverses fonctions dans ses divers lobes, par la ressemblance de ses innombrables éléments, comme le prouvent la rapidité, la facilité de leurs continuels échanges de communications, et leur aptitude, ce semble, à se remplacer mutuellement.

VI

Ici, comme un peu partout d’ailleurs, j’ai comparé le fait social de limitation au fait psychologique du souvenir. Mais pour que la justesse de cette comparaison soit bien sentie, il importe de la préciser et de la développer en peu de mots. L’équivalent intime de limitation, ce n’est pas à mon sens la mémoire proprement dite, ce que M. Ribot appelle la reproduction et la reconnaissance des souvenirs. Au-dessous de cette mémoire consciente et intermittente, qui est en réalité, comme nous allons le voir, une combinaison encore plus qu’une reproduction d’images, il y a une sorte de mémoire inconsciente et continue, sans laquelle la première ne s’explique pas. Elle consiste, non en une empreinte fixe et inerte déposée sur la cire cérébrale, mais en une sorte de vibration spéciale, de forme vive, qui ne dure qu’à la condition de se répéter, à peu près comme la tranquillité apparente d’un rayon de soleil dissimule la vitesse et l’instantanéité de ses ondes, créées et détruites, recrées et redétruites, par myriades en un clin d’œil. L’écorce grise du cerveau, M. Taine l’a montré, est un organe essentiellement répétiteur et multiplicateur des ébranlements nerveux qui lui sont transmis par un point quelconque de sa surface et de là rayonnant[1]. Une impression quelconque est communiquée à un élément de ce milieu agité ; aussitôt elle se répercute en autant d’échos multiples et fidèles qu’il y a d’autres éléments. J’assimile cette répercussion, cette extension superficielle de toute nouveauté apportée du dehors,

  1. Voir l’Intelligence, t.  I, p. 330 et 333.