Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
355
janet. — la géographie de la philosophie

métaphysique transcendant et démesuré. En France, la philosophie subit l’influence de l’Écosse et de l’Allemagne et cherche une voie moyenne entre l’un et l’autre. Royer-Collard et Jouffroy représentent l’influence écossaise et V. Cousin l’influence allemande. La France a donc été à cette époque une sorte de trait d’union. Elle a surtout en pour rôle la résurrection des doctrines spiritualistes. Mais dans la seconde partie du siècle, la France redevient centre, en renouvelant la philosophie expérimentale, unie à la philosophie encyclopédique. Auguste Comte est le chef de cette nouvelle philosophie. Le comtisme renvoie en Angleterre la philosophie de Bacon transformée et développée, et donne naissance à une école qui est la dernière grande école philosophique du xixe siècle : à savoir l’école de l’association et de l’évolution de Stuart Mill et d’Herbert Spencer. Nous n’avons pas à juger l’époque actuelle. Disons seulement qu’à l’heure qu’il est, la philosophie existe à l’état diffus dans trois grands pays philosophiques de l’Europe : l’Angleterre, la France et l’Allemagne, auxquelles s’associe à un moindre degré l’Italie. Rappelons si l’on veut l’intervention étrange de la Russie, sous la forme du nihilisme, et nous aurons à peu près le tableau complet de la géographie philosophique à l’époque actuelle. L’avenir peut encore nous réserver d’autres centres de pensée dans les grands pays qui n’ont encore été jusqu’ici que des tributaires dans l’œuvre de la civilisation, à savoir la Russie et les États-Unis. Peut-être y aura-t-il un jour une philosophie russe, une philosophie américaine ; mais si nous exceptons le phénomène bizarre du nihilisme, qui n’est lui-même qu’une importation allemande et française ; si en Amérique vous exceptez le nom d’un grand moraliste, Emerson, ces deux pays ne peuvent pas compter comme ayant introduit un apport individuel de véritable poids dans la philosophie de notre temps.

Qui sait aussi si l’Asie elle-même, qui a joué un rôle si vaste et si peu connu dans les destinées primitives de la philosophie, qui sait, lorsqu’elle entrera tout à fait dans le courant de la civilisation européenne, si elle n’apportera pas à son tour un élément de pensée nouveau et original, si la philosophie ne retournera pas aux sources dont elle est partie. Mais écartons ces rêves indéterminés de l’imagination, et arrêtons ici le voyage philosophique qui, parti de Milet, nous a conduit à Paris, à Londres et à Berlin.

Paul Janet,
de l’Institut.