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Elle allait être plus expéditive avec celui qui osait dire : « L’infini veut être poursuivi sans fin.

« J’ai combattu, c’est bien, je croyais pouvoir vaincre…
La nature et le sort ont brisé mes efforts… »
« Je n’ai pas craint la mort, aucun de mes semblables
N’a fait céder ma force, un trépas généreux
Fut préféré par moi plutôt qu’une humble vie… »

Quand Bruno composait ces vers, il ne s’attendait pas sans doute à leur donner une aussi prompte, une aussi noble sanction. Mais son œuvre tout entière semble dominée par la prévision d’une fin tragique, il revient sur l’assurance de son courage, et tout a prouvé qu’il avait raison de prévoir, et droit de se dire vaillant.

Cette année 1600, qui le vit mourir, est infâme et sanglante. Rome ouvrait le siècle en voyant se dérouler l’abominable tragédie des Cenci. Le même pape qui donnait à Beatrice Cenci la bénédiction in articulo mortis[1], faisait tuer Santacroce parricide, le marquis Massimi fratricide. Il fallait Bruno pour purifier l’échafaud.

Dans cette abominable Rome qui semble depuis les temps antiques l’éternel cloaque de l’histoire, une foule de pèlerins arrivaient, attirés par le jubilé, que proclamait Clément VIII Aldobrandini. Le seul hospice de la Trinité recevait, dit le Dario, quatre cent quarante mille pèlerins hommes et vingt-cinq mille femmes. Les processions, la pompe ordinaire de ces sortes de solennités, répondaient à ce Concours inouï.

Bruno avait refusé toute rétractation, comme si la prison l’eût animé, la torture rendu plus ferme. On lui envoya le général des dominicains, et — comme si les noms illustres de la science italienne se retrouvaient par raillerie dans ce procès d’un savant — un grand vicaire nommé de la Mirandole. Rien ne put le faire fléchir. Le 20 janvier, la Congrégation se réunit de nouveau. Un mémoire écrit par le prisonnier devait être soumis au Pape. Mais le 9 février le prisonnier était transféré de la prison à Santa Maria della Minerva ; là, devant la Congrégation suprême où siégeaient Bellarmin et Baronius, il fut « dégradé », si c’est l’être. Et on le livra au bras séculier, avec la formule connue : « qu’il soit puni de la manière la plus clémente et sans effusion de sang », euphémisme ecclésiastique qui signifiait le supplice par le feu. Comme Jeanne d’Arc ou Jean Huss, Bruno était voué à la peine de la foi et de la pensée.

  1. « Oh ! persuade la famine, la peste qui marche sur les vents — … mais ne demande rien à l’homme insensible esclave de la routine, — juste en paroles, Caïn en actions. » Shelley, Les Cenci, IV.