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nous n’a pris plaisir à cette marche difficile, pour y éprouver certaines sensations de contact et surtout une fatigue excitante ? Dans une promenade en forêt, l’enfant court aux buttes de sable (je fais encore, je l’avoue, comme les enfants) : c’est qu’il le fait pour jouer, et qu’il se donne le plaisir désintéressé du jeu.

J’emploie ce mot à dessein, parce que M. S. refuse de s’en servir et raille presque les philosophes de l’avoir inventé. Certainement, nous ne sommes pas désintéressés de tout, quand nous jouons ; il entre, dans la plupart de nos jeux, l’émulation, le désir de réussir, la vanité ; on peut remarquer même que les enfants cessent de jouer, quand ce dernier sentiment, par exemple, devient trop vif : s’intéresser trop au jeu, c’est déjà ne jouer plus. Mais le jeu n’en reste pas moins toujours dégagé de certaines fins utiles. Il est d’abord une excitation, une dépense volontaire. L’utilité de toucher à la cible avec une balle, quelque désir qui nous pousse, n’est pas celle d’atteindre son ennemi, et il ne manque pas enfin de bonnes raisons pour distinguer l’activité du jeu de celle du travail.

M. S. ramène le déterminisme du mouvement à quelques lois, — loi du moindre effort, lois des flexions moyennes, de stabilité, d’asymétrie d’alternance, loi du rythme. Elles expliqueront la beauté mécanique, laquelle signifie une exacte « adaptation du mouvement à la fin poursuivie ».

« Si j’assiste, écrit-il, aux exercices d’un patineur et que je le voie s’avancer gauchement sur la glace, on me dira que c’est parce qu’il emploie mal sa force. Je m’en doutais bien un peu ; mais pour éclairer mon jugement, pour former mon goût, il faudrait me montrer en quoi il manque aux lois de la mécanique, et, s’il pose mal son pied, comment il devrait le poser. » M. S. essaye donc, dans la deuxième partie de son livre, une analyse raisonnée des mouvements de locomotion : il donne quelques préceptes généraux, puis il étudie de près la solution de quelques problèmes de gymnastique, la locomotion terrestre, aquatique et aérienne. Il y a beaucoup à louer, ce me semble, dans tous ces chapitres, dont je ne saurais d’ailleurs présenter ici un résumé. Une critique pourtant, à propos de l’art chez les animaux.

« On a montré, écrit M. S., qu’il y avait dans leurs constructions, dans leur chant, dans leur préférence pour certaines couleurs ou certaines formes, quelque chose qui ressemblait beaucoup au sens du beau. N’a-t-on pas passé, sans la voir, à côté d’une preuve bien autrement démonstrative ?… Mais l’art est partout, dans l’activité animale : il est dans le vol de cette hirondelle qui passe dans l’air, etc. » Plus bas : « Nous admirons une ligne tracée sur une feuille de papier par la main d’un artiste. Mais il peut y avoir, non seulement autant de grâce, mais de beauté véritable dans la courbe décrite dans le ciel par l’oiseau qui vole. Pourquoi ne dirions-nous pas que cette courbe, elle aussi, est une œuvre d’art ? Est-ce parce qu’elle ne laisse aucune trace matérielle ? Peut-être, après tout, n’est-ce que pour cela. »