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raît ou éclate en lui spontanément. Il y a ici des distinctions à établir. Le plus souvent l’ellipse de souvenirs ou d’habitudes dont je viens de parler est vraiment nôtre, parce que c’est avec notre adhésion ou d’après notre volonté initiale qu’elle a été tracée : ou bien parce qu’elle est la perpétuation et l’assimilation intérieure d’accidents qui nous sont devenus essentiels, de cicatrices qui font partie de notre signalement ; comme la courbe décrite par les planètes, elle ne nous fait traverser en général que des états peu dissemblables les uns des autres, non évidemment contradictoires, du moins. Au contraire, l’ellipse démesurée où la folie nous projette, comme des comètes précipitées de l’extrême chaud à l’extrême froid et vice versa, nous aliène et nous dénature à chaque instant. On dira qu’entre ces caractères opposés il y en a beaucoup d’intermédiaires. Oui, sans doute, mais il y en a moins qu’on ne croit ; les planètes sont en somme assez nettement séparées des comètes, et, s’il a existé dans le passé des corps célestes hybrides, ils ont disparu ; les frontières de la folie, quoi qu’on en dise, sont une zone assez mince, et la demi-folie est un état d’équilibre instable où l’on ne séjourne jamais longtemps. Dans l’âme, comme dans la société, il n’y a guère de milieu entre l’ordre et le désordre. Ce qu’on appelle l’ordre dans la vie individuelle ou dans la vie sociale, n’est qu’un enchaînement harmonieux d’idées et d’actions périodiques avec le moins possible de périodes en conflit les unes avec les autres. Alors il y a identité individuelle et identité sociale. Mais quand des périodes éruptives surgissent, quand le tissu des périodes enchaînées qu’on appelle travail, industrie, justice, ou santé, équilibre mental, vient à être déchiré par ces éruptions, il y a désordre ou folie, anarchie ou épilepsie. Et d’un de ces états à l’autre, la transition en somme est toujours brève.

Un certain ordre, à la vérité, peut bien se glisser à la longue dans le désordre même, mais il reste subordonné à celui-ci et ne sert qu’à l’accentuer davantage. Par exemple, il est à remarquer que les répétitions d’accès morbides, irrégulières au début, tendent à se régulariser. Chez les alcoolistes qui s’enracinent dans leur vice, le retour des troubles affecte, dit le Dr Vétault[1], « une périodicité régulière ». Chez les dipsomanes pareillement. Un ivrogne, cité par le même savant, toutes les fois qu’il avait trop bu, répétait machinalement un délit identique : il s’emparait d’une voiture et d’un cheval momentanément abandonnés par leur propriétaire.

D’autres conséquences sont à tirer des considérations ci-dessus.

  1. Voir son travail sur l’Alcoolisme.