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KORSAKOFF.des maladies de la mémoire

s’en souvenait plus et lorsqu’on les lui rappelait, il en paraissait fort étonné et disait : « C’est impossible. »

Le cercle de ses idées s’était évidemment rétréci ; néanmoins ses raisonnements étaient logiques ; il faisait des conclusions justes ; il donnait à toutes les choses l’importance qui convenait et jugeait tout régulièrement ; de plus ses pensées ne se bornaient pas à un seul jugement, mais il émettait toute une suite de jugements consécutifs qui faisaient voir de l’esprit et de la sagacité. Mais si l’on coupait le fil de son discours, il oubliait ce dont il venait de parler et était prêt à répéter toutes ses paroles ; il oubliait les idées qui venaient de passer dans sa tête et c’est pourquoi il redisait souvent les mêmes histoires, les mêmes phrases comme s’il émettait quelque chose de nouveau. On était parfois frappé de voir combien ses phrases paraissaient stéréotypées ; la même impression évoquait en lui un cliché qu’il prononçait du même ton que s’il l’avait trouvée au même instant, comme un nouveau produit de sa pensée qu’il n’avait pas encore eu à l’esprit.

Le cours de ses idées dépendait le plus souvent des influences extérieures, et si on détournait le malade d’un sujet de conversation, on pouvait facilement le faire passer à un autre, en mettant sous ses yeux un objet provoquant en lui un autre cours d’idées. — Le matériel des jugements, des pensées que le malade émettait était évidemment puisé au capital spirituel qu’il avait amassé auparavant, aux impressions qu’il s’était appropriées jadis, puisque le nouveau ne laisse plus de traces sur le malade.

Cependant, sous ce rapport, il y avait quelques faits qui montraient que, probablement, dans la sphère inconsciente de la vie psychique il restait des traces des impressions récentes. — Ainsi, par exemple, il ne m’avait pas connu avant sa maladie ; eh bien, chaque fois que je venais le voir, il reconnaissait tout de suite en moi un médecin ; seulement, il affirmait qu’il ne connaissait pas mon visage et ne se rappelait pas mon nom. Les rapports avec les autres restaient sympathiques, et cela permet de soupçonner que la mémoire des sentiments et des impressions inconscientes qui, en somme, donnent une idée de la qualité d’un homme ou d’une chose, avait été mieux conservée chez lui que la mémoire du temps, du lieu et de la forme.

Le malade ne se souvenait positivement de rien de ce qu’il avait fait et racontait, sur sa personne, des choses qui n’avaient jamais eu lieu ; ainsi, il disait avoir écrit une nouvelle, qu’en réalité il pensait seulement écrire ; il racontait en détail le lieu où il avait été hier et cependant il n’y avait pas été depuis longtemps, et tous les