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que ses frères et sa sœur étaient en classe. Au rez-de-chaussée demeurait une modiste qui accueillit la petite fille avec beaucoup de plaisir et de prévenance. Pendant que Jeanne chiffonnait, se croyant une vraie modiste, elle entendait et comprenait fort bien les conversations mondaines des clients et de la marchande. Son esprit et son cœur en faisaient leur profit, aidés encore par les yeux qui ne voyaient tous les jours que des images de modes coloriées, sans doute, mais jusqu’à quel point l’éducation était-elle faite ? Il y a un plaisir naturel pour l’enfant dans l’imitation de ce qu’on fait autour de lui, ce plaisir peut mener sans doute à l’émotion esthétique, mais quand y arrive-t-il ? Écoutons la petite fille elle-même, devenue grande personne, nous raconter ses impressions d’enfance, nous verrons combien il est difficile de démêler si et à quel degré il y avait en elle une impression réellement esthétique.

« Tout enfant, la toilette fut pour moi une très grande préoccupation, parce que je voulais être comme les autres. Je ne voulais pas précisément être remarquée, car j’étais timide à l’excès ; mais il me semblait que mes maîtresses favorisaient les enfants mieux habillées que moi, et qu’on ne pouvait m’aimer, si j’avais sur moi des vêtements usés ou démodés… Ma propreté irréprochable ne m’empêchait pas d’envier Sidonie, qu’on entourait pour admirer ses jolies toilettes, si réussies et si variées. J’aimais surtout ses robes extrêmement courtes, qui laissaient voir à peine des pantalons brodés ou à dents de loup. Ma robe, à moi, allait jusqu’aux mollets, avec des pantalons plus bas encore. Une autre de mes bonnes compagnes, Évelina, était mise à peu près comme moi. Voilà qu’aux beaux jours, sa toilette changea. J’eus le cœur serré, la première fois que je la vis arriver en classe en pantalon et jupons courts. Je vois, comme si c’était d’hier, sa jolie robe de jaconas lilas, un peu décolletée, qui laissait à découvert depuis le genou des bas fins et bien tirés. Qu’elle avait charmante façon ! La religieuse même, Mme Marie Angélique, ne put réprimer un léger cri d’admiration en la voyant entrer ainsi. Je me sentais défaillir, et j’étais confondue de honte. Je m’enhardis pourtant, et je profitai d’un instant où je pouvais parler à Évelina, pour lui dire qu’elle n’allait pas bien avec des pantalons aussi courts. Elle se hâta de les faire descendre. Quand je la vis semblable à moi, je fus consolée. » Je me demande jusqu’à quel point l’enfant admire réellement et sent le beau ; il semble que dans l’exemple précédent ce qui peut paraître un sens esthétique de la toilette peut paraître aussi simplement plaisir de l’imitation, désir de faire une bonne impression et surtout d’en faire une aussi bonne que les autres enfants, et aussi perception de ce qu’il faut pour y parvenir. Qu’il y ait un