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F. PAULHAN. l’art chez l’enfant

très bien de l’impression profonde que produisaient en moi les sons vagues ou discordants que je tirais au hasard d’un harmonica ou d’un piano. Évidemment les sons par eux-mêmes n’avaient rien d’esthétique ; mais ils me faisaient vibrer et les rêves évoqués en moi m’enchantaient délicieusement jusqu’au moment où quelque personne qui n’avait aucune raison de prendre au bruit que je faisais le même intérêt que moi, me priait de le cesser. Je puis bien avouer après cela que comme une des personnes qui ont confié leurs impressions à M. B. Pérez, j’ai été fort ému par des orgues de Barbarie, et ce n’était pas l’air joué par les orgues que j’admirais ni la façon dont il était rendu, mais j’aimais les impressions vives, à la fois brillantes et un peu mélancoliques, que le son un peu lointain suscitait. C’est certainement un des charmes de la musique d’éveiller en nous des tendances latentes dont l’excitation faible est très agréable. Chacun y trouve son plaisir particulier, ou sa peine quand l’émotion devient trop forte. Darwin ne pouvait la supporter parce qu’elle le faisait penser trop vivement au sujet dont il était préoccupé. J’ajoute d’ailleurs que c’est là une émotion esthétique d’ordre inférieur, si même elle mérite le nom d’esthétique ; le sens du beau n’a pas grand chose à voir à ce chatouillement des instincts, l’émotion esthétique est admiration pure. En fait, la musique a bien des succédanés pour faciliter l’éveil des sentiments. La moindre excitation peut quelquefois suffire ; on facilite la rêverie, ou la réflexion qui n’est qu’une rêverie bien liée, en se promenant, en remuant le pied, ou même quelquefois en lisant un livre dont on voit les lettres et les mots sans les comprendre bien.

La rêverie diffère d’une œuvre d’art par le manque de précision, le caractère trop personnel de l’émotion éprouvée, et aussi par le manque de l’exécution. Elle est aussi une création originale, l’enfant imagine des personnages, des drames, des comédies. George Sand enfant ruminait pendant plusieurs saisons, sous le charme d’une « hallucination douce » un roman dont le personnage vivait bel et bien pour elle, et où tous les objets extérieurs, toutes les personnes entraient en relation avec son cher et fidèle héros Corambé ». M. Pérez qui cite le fait ne croit pas que beaucoup d’enfants soient capables d’observations aussi complètes et aussi longues, et il ajoute que « la vie idéale va pourtant souvent chez eux jusqu’à l’hallucination véritable ». Je ne sais s’il n’y a pas là quelque exagération. L’enfant est loin d’être toujours dupe de ses rêves et de ses comédies ; je ne me rappelle pas pour mon compte, et bien que j’aie imaginé pas mal d’histoires fantastiques et bien des personnages, avoir jamais perdu le sens de la réalité, ou cru réellement qu’il y avait