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F. PAULHAN. l’art chez l’enfant

quelquefois embellies et surtout prolongées par moi, que je lisais dans les livres. Là aussi je faisais vivre en famille, et quelquefois mourir, hélas ! en pleurant, mes amis et connaissances ; les chats n’étaient pas oubliés… J’avais un corps et une âme, des sens et un esprit, je donnais à chacun sa pâture, et aucun d’eux ne s’en plaignait. Oh ! les heureux moments de rêverie, quand j’étais seule dans un coin sous les astres, ou à ma petite fenêtre donnant sur le jardin ! » Il y a loin certainement de ces combinaisons d’enfants aux grandes œuvres des artistes, — mais ce sont bien les mêmes facultés qui sont à l’œuvre. Un autre point à retenir, c’est que l’enfant admire quelque peu ce qu’il fait, il se complaît dans ses œuvres, il aime qu’on les trouve « jolies », il aime à les faire admirer — et sans doute cette impression esthétique est bien rudimentaire et bien mêlée ; mais elle existe pourtant, semble-t-il, et ce qu’il admire en lui, sans le savoir, ce n’est pas son œuvre, mais c’est lui-même, et ce qu’il a voulu y mettre, ce qu’il a rêve en le faisant. Et nous sommes encore ainsi plus tard : ce qui nous plaît dans ce que nous faisons, c’est ce que nous rêvons de réaliser ; mais ce qui nous charme dans l’œuvre des autres, c’est bien souvent ce que nous y mettons.

Toutefois ceci est moins marqué chez l’enfant que chez l’homme. À mesure que l’enfant grandit, il se montre à certains égards plus difficile, il vibre moins facilement. Ce qui l’aurait auparavant ému jusqu’aux larmes le laisse froid ; il examine avant d’admirer, et souvent l’examen l’empêche d’admirer, il comprend plus et sent moins ou moins facilement, ou moins souvent. Il serait peut-être facile de conclure encore ici que l’enfant est plus artiste que l’homme, et que l’instinct esthétique est en raison inverse de la beauté des œuvres que l’on admire. Être ému à propos d’un chef-d’œuvre ne prouve rien, pourrait-on dire ; être ému à propos d’une œuvre quelconque est le fait d’un esprit qui trouve en lui la beauté que le monde extérieur ne lui fournit pas, mais dont il suggère l’image. Et il y aurait, je pense, quelque chose de vrai dans ce raisonnement, en ce sens qu’un esprit créateur doit, en effet, être inspiré par des circonstances insignifiantes pour tout autre. Mais le génie créateur de l’enfant n’aboutit qu’à des riens, et son goût pour des choses insignifiantes vient souvent d’un manque de discernement qui n’est compensé par aucune faculté brillante. Son admiration même est, il me semble, une fausse admiration. Admirer sans comprendre, ce n’est pas admirer. Que l’on compare ce qu’il peut ressentir en voyant une locomotive bien construite, avec ce que peut éprouver un ingénieur quelque peu artiste, on aura la différence qui sépare une impression vaguement agréable d’une admiration réelle.