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En somme l’impression esthétique peut, il me semble, passer par trois phases principales. Elle naît souvent devant des objets (tableaux, livres, machines) que nous ne comprenons pas bien, que nous ne connaissons pas, que nous apprécions par l’excitation à demi physique qu’ils nous causent, elle se confond alors avec une quantité d’autres impressions dans une sorte de sentiment vague et confus ; peu à peu elle se dégage, nous comprenons l’ouvre, nous saisissons les rapports des différentes parties qui la composent, nous en voyons les éléments, nous savons plus ou moins la somme d’efforts qu’ils représentent et qui a convergé vers eux, nous voyons comment ils se constituent ensemble, nous comprenons que l’œuvre entière forme un système, une unité d’action manifestée par une variété d’éléments. Si nous considérons l’œuvre en elle-même, abstraction faite de son utilité, ou si nous envisageons cette utilité en elle-même et comme un accroissement de la complexité de la combinaison, et si nous sommes émus par cette contemplation, nous avons une émotion esthétique. Mais cette émotion peut disparaître, l’objet nous devient trop connu, nous nous habituons à lui, nous ne le considérons plus avec plaisir ou même nous ne le considérons plus, il prend place dans notre vie comme un élément dont n’avons pas conscience. Ou bien, s’il s’agit, par exemple, de peinture ou de musique, on se blase, on en vient à perdre le plaisir, à donner pour expression de satisfaction suprême le « rien ne me choque » de Chopin, à mesurer la beauté à l’absence d’impressions pénibles. De cette évolution de l’impression esthétique, l’enfant ne connaît guère, il me semble, que la première phase, mais on peut, jusqu’à un certain point, suivre sa marche vers la seconde. Parfois aussi, et le plus souvent peut-être l’évolution incomplète, on se blase avant d’avoir joui autant qu’on l’aurait pu, la seconde phase est plus ou moins supprimée ; cela arrive aussi chez l’enfant. D’ailleurs les diverses phases sont assez arbitrairement distinguées, surtout les deux premières, et l’on peut dire simplement que l’on sait plus ou moins tirer parti des choses au point de vue esthétique avant de se blaser sur elles. Il n’est pas nécessaire non plus d’arriver à se blaser.

Telles sont les réflexions que m’a inspirées le livre de M. Bernard Pérez ; je ne puis qu’engager le lecteur à le lire lui-même, soit pour les contrôler, soit plutôt pour en faire d’autres et, en tout cas, pour connaître de plus près un livre attrayant et suggestif.

Fr. Paulhan.