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pects, il croit qu’ils se sont produits par une force naturelle qui n’a rien de commun avec l’intelligence et la conscience, vi quadam naturali etsi non intellectrici. Il les rapporte à la même cause qui préside à la guérison des maladies et à l’accomplissement des fonctions normales, tant chez l’homme que chez les animaux, par un mécanisme qui dépasse l’intelligence humaine. Peu s’en faut qu’il ne mette l’instinct au-dessus de la conscience, puisqu’il lui échappe de dire que cette puissance occulte est généralement infaillible. Cependant il fait quelques objections à cette explication optimiste, où l’on voit poindre la doctrine vitaliste d’une providence organique. Il est bien près d’admettre un gardien spécial, un génie protecteur pour chaque animal.

On pourrait voir dans cette conception singulière le premier germe de l’archée recteur, sorte d’âme organique administrant la vitalité, assimilable au génie que les anciens accordaient à chaque individu. Cette multiplication d’entités le fait réfléchir, cogendi essemus affirmare etiam quod cuivis animali esset assignandus diversus custos. Or, on a vu qu’il répugnait aux entités fictives. Il est vrai qu’une providence individuelle dispense de la providence générale, universelle. Il est probable que Gomez Pereira croyait à l’indépendance, à l’autonomie de la vie. Au lieu de mettre Dieu partout, comme tant d’autres, il le laisse bien tranquille dans les hauteurs inaccessibles, et en parle le moins qu’il peut. Peut-être que, tout juif qu’il était, il ne se fût pas soucié d’appartenir à une société contre l’athéisme, refuge des philosophes éclopés et repentants.

Une autre objection est tirée des appareils sensitifs, qui sont outillés avec tant de luxe. À quoi bon cette profusion, si les animaux ne devaient pas sentir comme les hommes, et apprécier la différence de tant d’objets divers ? Cette réflexion est d’un anatomiste et d’un physiologiste plus économe que la nature. Peut-être songeait-il à l’anatomie finalière de Galien, qui a intitulé son grand traité, de l’Usage ou de l’utilité des parties. La statique explique la dynamique. Dire que l’homme est une intelligence servie par des organes est une définition de rhéteur. La fonction et l’organe sont en parfaite solidarité. Tous les êtres vivants obéissent à une force d’impulsion qui les domine, qui les mène, et dont l’action s’exerce sans que la conscience intervienne. Le lion qui implorait le secours du voyageur Mentor, d’après Pline, ignorait ce qu’il faisait, comme il ignorait le principe générateur qui présida à sa formation, ut spiritum genitivum latebat, quid effingeret, cum embryonis membra formabat. Cette force, qui agit dans toute la nature vivante, est ou la cause première partout présente, ou cette cause seconde, cette intelligence universelle que les anciens appelaient l’âme du monde. C’est elle qui préside à la forma-