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analyses. — ch. letourneau. Évolution de la propriété.

qu’il voit dans les excès de l’individualisme ploutocratique et l’exagération des inégalités sociales la cause principale de la chute des civilisations grecque et romaine ; qu’il insiste particulièrement sur les divers spécimens que l’Europe a pu fournir ou fournit encore de communautés de village, tels que la Mark germanique, l’Allmend suisse et le Mir russe ; qu’il montre enfin l’individualisme à la fois fortifié et limité par la puissante hiérarchie féodale où chacun est en même temps maître absolu de tout ce qui est au-dessous de lui et asservi à tout ce qui est au-dessus ; la féodalité elle-même, ruinée en grande partie par la puissance croissante de l’argent, et l’indépendance qu’elle donne à l’individu.

Quelle idée générale pouvons-nous donc avoir maintenant d’après notre auteur de l’évolution de la propriété ? Il est d’autant plus légitime de nous le demander, que cette évolution, suivant M. Letourneau, a, en gros, suivi partout les mêmes phases ; généralisation d’ailleurs excessive peut-être, et dans laquelle il ne nous semble pas qu’il soit tenu un compte suffisant et des tempéraments très divers des peuples, et des circonstances non moins diverses qui ont présidé à l’organisation de leur système de propriété.

On pourrait dire avant tout que l’histoire de la propriété est celle du progrès de l’individualisme ; son évolution, M. Letourneau ne la considère comme complète (ce qui ne veut pas dire définitive) que là où elle a abouti à la constitution de la propriété individuelle absolue et générale, tandis qu’elle aurait été entravée, arrêtée, partout où elle en est restée à certaines formes communautaires. Au reste, ce résultat était à prévoir non seulement en raison de l’état de la propriété dans nos civilisations européennes que nous considérons comme les plus avancées, mais surtout et plus logiquement, en raison des origines mêmes et des bases de l’instinct de propriété. Les origines, M. Letourneau nous les montre dans l’instinct de conservation essentiellement individuel. Aussi constatons-nous toujours, si haut que nous remontions dans l’ordre des temps, si bas que nous descendions dans l’échelle des civilisations, l’existence de la propriété individuelle, réduite primitivement, il est vrai, à fort peu de choses, aux armes, aux engins de chasse et de pêche, aux ornements attachés à la personne, qui le suivaient jusque dans la tombe ou sur le bûcher, en vertu d’une superstition bien connue. Mais si la conservation est le but de la propriété, quel en est le moyen ? La propriété est nécessaire en vertu de l’instinct de conservation, mais comment se produit-elle ? Ici, nous voyons mieux encore, et M. Letourneau ne montre pas assez, suivant nous, l’origine de cet individualisme dont il suit les progrès sans les expliquer suffisamment. La sociologie confirme, en effet, la théorie classique qui fonde la propriété individuelle sur le travail. « L’origine première de l’appropriation indi-

    lement inverse a été soutenue par M. Fustel de Coulanges, suivant lequel « les populations de la Grèce et de l’Italie, dès l’antiquité la plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée ». La Cité antique, I. II, ch.  vi, p. 63.