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viduelle semble avoir été l’effort industriel. » Il y a plus : la propriété foncière individuelle elle-même, quoique plus rarement (du moins en apparence), a souvent la même origine, comme M. Letourneau le remarque à propos des Kabyles (P. 251). Aussi ne voyons-nous pas trop pourquoi M. Letourneau cède au vain plaisir de jeter en passant une pierre dans le jardin des économistes[1] en s’attaquant, en un autre passage, à cette théorie, sous prétexte que l’appropriation individuelle a souvent, en fait, une origine violente, ce que personne ne contestera.

À l’origine, la propriété foncière serait collective. On pourrait même dire qu’avant d’être collective, à une époque où la vie sédentaire et la culture sont inconnues, elle est nulle, tandis qu’il existe déjà des propriétés mobilières individuelles. Suivant M. Letourneau, la première appropriation du sol est opérée collectivement par le clan, puis il est réparti entre les familles qui s’y distinguent, mais qui restent longtemps encore soudées entre elles comme dans ces communautés de village sur lesquelles il insiste avec faveur. La communauté conserve le domaine éminent sur la terre. Des allotements périodiques la distribuent entre les familles, mais déterminent une tâche sans conférer un droit de possession. Seulement il faut compter avec l’instinct d’appropriation individuelle ainsi qu’avec les intérêts et les nécessités d’une culture de plus en plus compliquée et intensive. Les périodes d’allotements s’allongent, le domaine éminent de la communauté devient de plus en plus nominal ; l’habitude, comme toujours, crée le sentiment d’un droit et l’occupation prolongée devient propriété. La transformation politique de la tribu républicaine en tribu monarchique favorise cette évolution. Le chef, le roi, est l’héritier ou l’usurpateur du domaine éminent de la communauté ; il donne des terres à ses favoris ou à ses auxiliaires. La hiérarchie sociale créée par le militarisme contribue à consacrer l’appropriation individuelle du sol. D’autre part, le développement du commerce, des moyens d’échange, de la richesse mobilière, la facilite encore, suivant la remarque déjà faite par Spencer, en accentuant les inégalités sociales, en faisant, d’une autre manière, des riches et des pauvres, des forts et des faibles ; le militarisme et l’industrialisme naissant, qui dans d’autres cas se font contre-poids (comme le montre bien M. Letourneau parlant de la disparition de la féodalité), ont ainsi à certaines époques et sur certains points une action parallèle. Une fois née, la propriété individuelle du sol ne fait que se développer ; elle accentue les inégalités dont elle est issue, et consacre l’écrase-

  1. Comme en un autre endroit, où il affirme que, « contrairement aux dogmes économiques », le croît de la population se règle sur une « équitable répartition » des subsistances. Mais nous ne voyons pas quel « dogme économique », si dogme il y a, contredit cette affirmation. Que M. Letourneau veuille bien, pour s’en assurer, se reporter aux formules par lesquelles, par exemple, M. Courcelle-Seneuil établit le rapport entre la population, la production et les inégalités sociales, et aux lois admises et mentionnées, même dans des traités élémentaires, par des économistes assurément « classiques », comme E. Levasseur, Précis d’économie politique, pp. 304-305.