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Cet examen, il l’a fait avec méthode, clarté et sagacité, et si son court, mais substantiel ouvrage ne réussit pas à clore le débat, ce sera moins sa faute que celle du public et des théoriciens trop épris de leurs systèmes pour s’incliner même devant l’évidence.

Le point de départ de la théorie de Geiger et de Magnus, c’est, comme on sait, le vague et l’indigence du vocabulaire d’Homère en ce qui concerne la désignation des objets colorés. Cette pauvreté, qui lui est commune avec la langue de la Bible et des Védas, contraste avec la richesse des termes employés pour exprimer les différents degrés d’intensité de la lumière. Aucune des couleurs fondamentales, à l’exception du rouge, n’a de dénomination spéciale et constante ; les termes qu’on rencontre désignent des nuances plus ou moins mal définies, et on les voit appliqués tour à tour à des objets dont les teintes nous paraissent bien trop dissemblables pour être réunies sous* la même appellation. L’inexactitude est surtout frappante pour les rayons qui occupent l’extrémité gauche du spectre : le vert est souvent confondu avec le jaune sous le nom de χλωρός, le bleu avec le noir sous celui de κυάνεος ; une seule couleur, πορφύρεος, caractérise l’arc-en-ciel. Enfin, et ceci n’est pas le moins extraordinaire, ni le ciel n’est une seule fois qualifié de bleu, ni la campagne de verte. En descendant dans la suite des âges, l’expression se précise peu à peu ; mais le langage, surtout celui des poètes, est encore bien éteigne de la rigueur scientifique qu’exigent nos habitudes modernes. D’autres faits concourent pour prouver que nous n’avons pas à faire seulement à une maladie du langage : les philosophes expliquent l’origine de toutes les couleurs par des mélanges de blanc et de noir à des doses diverses ; Pline l’Ancien raconte que les vieux peintres grecs ne se servaient que de quatre couleurs (blanc, noir, rouge et une espèce d’ocre) ; enfin, toute l’antiquité semble avoir montré une prédilection marquée pour les couleurs les plus riches en lumière (rouge, jaune), dont on peignait les statues des dieux, par opposition au bleu qui, toujours confondu avec le noir, resta la couleur du deuil.

De tous ces faits et d’autres semblables, Geiger et Magnus ont conclu que l’œil de l’homme n’était primitivement sensible qu’aux différences de clarté[1] dans les objets et non aux différences qualitatives

  1. M. Marty substitue avec raison cette expression à celle d’intensité, employée par les auteurs nommés, et il consacre un long appendice à justifier cette substitution. Il se conforme, en générât, dans son exposé à la théorie de Hering, qui a prouvé que la clarté d’une impression lumineuse ne dépend nullement de son intensité (amplitude des oscillations de l’éther), mais de la quantité de lumière blanche mêlée aux rayons colorés. Hering conclut de ce principe que dans les couleurs spectrales absolument pures il ne peut être question de plus ou moins de clarté ; mais M. Marty repousse cette conclusion, et, définissant la clarté la parenté avec le blanc, l’obscurité la parenté avec le noir maintient que le jaune, par exemple, est naturellement plus clair que le bleu. Malgré l’intérêt de cette controverse et les nombreuses questions qu’elle soulève, je ne puis que l’indiquer en passant, l’espace et la compétence me manquant également pour exprimer une opinion raisonnée.