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monde, c’est-à-dire la totalité des phénomènes qu’il a perçus ; mais il ne lui suffit pas qu’une explication soit plus ou moins cohérente, il faut qu’elle réponde à ses besoins personnels, qu’elle l’explique lui-même à lui-même, qu’elle établisse en lui l’harmonie.

La science n’y réussit point ; elle n’atteint jamais le dernier fond, qui est précisément cet objet où notre âme est tendue. Elle prend les choses au, point où le savant les trouve, s’efforçant de remonter aux antécédents prochains et de calculer les suites, sans atteindre jamais le commencement ni la fin de rien, pas plus dans l’ordre des temps que dans celui des causes. La science sérieuse se l’avoue, elle en tire gloire avec raison, car il est beau de se comprendre soi-même. Le savant parvient quelquefois à absorber l’homme ; mais ce qui est possible à l’individu ne l’est pas à l’espèce. Et le nombre des esprits actifs capables de ne penser jamais aux problèmes indémontrables n’est probablement pas très grand. Il suffit au plus sage de n’en point parler. Tous n’observent pas cette discrétion.

Ce qui importe, c’est de tracer nettement la frontière des deux empires. Les questions suprêmes ne se laissent pas supprimer, elles s’imposent. Il est impossible d’en écarter indéfiniment l’examen. L’expérience le démontre : après avoir tenté d’asseoir la pensée et la civilisation tout entière sur le fondement de la science pure, ne vit-on pas Auguste Comte renverser de ses propres mains tout son édifice ? Le point de vue de M. Littré, qui l’en a blâmé et qui prétend rester fidèle à la méthode positive, ne revient-il pas à dire que la thèse matérialiste n’est, à la vérité, point certaine, mais qu’il faut faire comme si elle l’était ? M. Spencer à son tour, après avoir distingué profondément la sphère accessible à la connaissance de l’infini qui la surpasse, ne pose-t-il pas en dogme l’objectivité de la matière, puis la transformation du mouvement moléculaire en conscience, sachant bien pourtant et confessant que cette transformation ne se laisse absolument pas concevoir ? Toute sa philosophie, bourrée de détails scientifiques, est-elle autre chose qu’une pure déduction partant de ses hypothèses ? Serait-ce exagérer ou s’abuser que d’y voir le triomphe, les Dyonisiaques de l’a priori ?

On me dira : Vous citez des philosophes, dont c’est le métier de pousser les généralisations jusqu’au bout, parce qu’ils sont tenus de conclure, tandis que ces conclusions précipitées sont le fléau de la science. Parfaitement. Mais si le savant, en sa qualité de savant, met sa gloire à les écarter, l’homme n’y réussit pas[1]. Rien ne le prouve

  1. J’aurais voulu qu’il me fût permis de citer ici comme illustration, une piquante controverse entre M. Letourneau et M. Ch. Richet à propos de Claude Bernard. Voir la Revue scientifique, tome XVII. pp. 303, 377 et 379.