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Ch. secrétan. — religion, philosophie et science.

mieux que l’exemple de ces esprits éminents, qui ont si profondément réfléchi sur la nature et sur les conditions de la méthode scientifique. Le dernier est particulièrement instructif, car M. Spencer n’admettrait certainement pas qu’il soit sorti des limites du connaissable et de la science. Ajoutons maintenant que si l’homme ne peut pas s’abstenir de conclure, il ne le doit pas non plus. Et cela pour la simple raison que, contraint d’agir, il lui faut une règle de conduite, et que l’établissement d’une telle règle implique nécessairement une certaine conception des choses. Nous nous en tiendrons comme preuve à la morale dite indépendante, qui ne se rendait pas compte de sa propre thèse. Cette indépendance de la morale est un nid de malentendus. Prétendre que la loi d’un être peut être tracée sans égard à sa nature, ou que sa nature peut être comprise indépendamment de ses relations ne saurait être que l’effet d’une méprise. Mais l’esprit ne s’abuse pas moins lorsqu’il croit pouvoir enfanter une légitime conception du monde en faisant abstraction de sa propre nature et de ses besoins moraux. Que le commandement de la conscience se dissolve ou non par l’analyse, avant toute analyse, il est un fait, dont il faut tenir compte. L’évolutionisme anglais d’aujourd’hui, reprenant par la base la donnée vraiment anglaise des Hume et des Hutcheson, explique admirablement comment le sentiment de l’obligation s’est formé ; il fait comprendre, à ravir saint Augustin lui-même, comment ce sentiment doit s’évanouir avec la tentation, dans l’impossibilité de pécher ; mais il ne saurait échapper à la question suivante : « Cette obligation dont la conscience a commencé, cette obligation dont la conscience va disparaître, vous, personnellement, vous qui savez tout cela, la reconnaissez-vous aujourd’hui comme obligation ? » C’est tout ce qu’il importe de savoir aux partisans arriérés de l’impératif catégorique. Ainsi la morale, au sens pratique et consacré du mot, qui est celui d’une règle de conduite, possède bien un commencement scientifique indépendant, mais elle ne saurait se développer sans toucher à tout le reste. Point de morale sans anthropologie, point d’anthropologie sans métaphysique, formulée ou sous-entendue, et réciproquement point de métaphysique sérieuse qui ne s’appuie sur les évidences morales. Pour concevoir sa place et son rôle dans l’ensemble, l’agent moral est obligé de se faire une opinion sur la nature de cet ensemble, et de trancher ainsi pour lui-même des problèmes que la science n’a point résolus. Une opinion raisonnée et conséquente sur le tout des choses est précisément ce que nous appelons une philosophie.

Autre est donc le problème et la certitude de la science, autre le