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sons les manifestations de la force, nous connaissons la force, et dès lors la force n’est plus un inconnaissable.

De deux choses l’une ou l’absolu de M. Spencer ne signifie rien, ou l’auteur des Premiers principes entend « l’absolu » la matière dans son état primitif d’homogénéité et d’ « indifférenciation ». Ce qu’elle était avant de recevoir les modifications qui nous en varient les aspects, elle l’est encore : elle n’a rien perdu de sa nature essentielle ; cette nature lui est inconnue mais M. Spencer croit qu’elle persiste, toujours la même, et qu’un esprit autrement fait que la nôtre la distinguerait peut-être à travers les métamorphoses qui nous la dérobent. Ainsi le dilettante qui sait écouter reconnaît le même thème à travers les variations qui, faites en art, loin de l’altérer l’embellissent. Si notre analyse est exacte, il est superflu d’insister sur les conclusions du livre. Elles sont rigoureusement déduites, nettement et j’oserais presque dire brutalement exprimées. « De là j’ai conclu — et l’auteur termine par ces mots que — M. Spencer a manqué son but et que le problème de la philosophie attend toujours une solution[1]. » Voilà qui est franc, voilà qui serait grave si M. Spencer avait jamais pensé qu’après avoir écrit ses Premiers principes il ne laisserait rien à faire aux générations futures. Sans doute il a dit au paragraphe 9 de son livre[2] : « L’histoire complète d’une chose doit la prendre à sa sortie de l’imperceptible et la conduire jusqu’à sa rentrée dans l’imperceptible. Qu’il soit question d’un seul objet ou de tout l’univers, une explication qui le prend avec une forme concrète et qui le laisse avec une forme concrète est incomplète, puisqu’une époque de son existence connaissable est sans explication. » Mais, s’il a raison quand il tient ce langage, devons-nous l’entendre comme s’il s’attribuait un mérite auquel nul ne saurait aspirer à moins d’avoir reçu les confidences de l’inconnaissable ? M. Spencer propose une série d’hypothèses, ou plutôt une suite de vues théoriques sur l’histoire du monde ; de là à nous imposer un dogme il y a quelque distance.

On nous répliquera sans doute qu’un philosophe circonspect doit savoir ignorer, que s’il lui est permis d’essayer a décrire l’univers en allant du simple au complexe et en se guidant, après tout, sur l’ordre chronologique, il devrait lui être interdit d’ériger une formule « descriptive » en une formule « constructive », selon les propres paroles de M. Guthrie. De dire que dans la série des êtres ou des phénomènes les molécules organiques viennent prendre rang à la suite des molécules inorganiques complexes, est-ce la même chose que d’essayer d’attribuer à celles-ci un lien de « parenté » avec celles-là, comme si les premières « engendraient » les secondes ? — Non, ce n’est pas la même chose, assurément ; entre une formule constructive et une formule descriptive, il y a toute la distance qui sépare une exposition d’une

  1. Guthrie, p. 196.
  2. Voir la traduction française, p. 298.