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la nature humaine ne change pas. La préoccupation du présent ne doit pas nous faire oublier l’avenir. Si nous croyons arriver à un port, il est bon d’éviter les rocs et les bancs de sable, mais il ne faut pas non plus oublier le port.

M. Means a adressé une autre critique c’est que Spencer n’a pas le droit de distinguer sa doctrine sous le nom de « utilitarisme rationnel » de l’utilitarisme courant. — L’auteur distingue nettement sa position de celle de Bentham et de Mill ; ceux-ci ne connaissaient pas ou n’admettaient pas la dépendance de la morale à l’égard de la biologie, ni la loi d’évolution, ni l’évolution mentale en particulier, ni les modifications héréditaires.

Sur la question de la justice, il y a aussi débat. Spencer la considère simplement comme une manière de régler les actions humaines, telle que chaque homme laisse aux autres autant de liberté pour poursuivre leurs fins qu’il en prend lui-même ; mais il n’admet pas une justice qui consisterait dans la coopération sociale à égaliser les avantages, indépendamment des capacités une pareille justice serait fatale.

L’auteur reprend aussi contre M. Benn, la discussion sur le pessimisme. Parmi les critiques adressées à la morale de Spencer, il en est une qui a paru en France, après la publication de cet article dans le Mind. Dans un article du Journal des Débats (13 janvier 1881), M. E. Yung s’est demandé si l’on ne pourrait pas opposer M. Spencer à lui-même sur la question du bonheur futur de l’humanité. Est-il certain que la vie plus complète aura pour résultat d’accroître le bonheur comme le prétend le philosophe anglais ? « Les idiots supportent avec indifférence les coups, les coupures et les plus extrêmes variations de la température… On produira des ampoules sur une peau tendre par des frictions qui ne feraient pas seulement rougir une peau grossière. » « Cette remarque est de H. Spencer. Mais ne doit-on pas, dit M. Yung, admettre que dans l’ordre moral, il se produit un résultat analogue, À mesure que, nous devenons plus civilisés, nos sentiments se raffinent ; au moral comme au physique, nous devenons plus délicats. Les délicats sont malheureux. Ils en arrivent même parfois à ne plus chercher le bonheur, et telle souffrance leur est plus chère que tous les plaisirs matériels. Est-ce chez eux subtilité maladive ? En tout cas, l’évolution le veut ainsi. Les sentiments deviennent plus complexes ; étant plus développés, leur surface étant plus grande, ils offrent aux sensations plus de prise ; ils ont avec les êtres et les choses plus de points de contact, plus de points vulnérables : de là vient que les hommes civilisés sont plus sensibles que les idiots, et que la résignation leur est plus difficile qu’aux races croupissant dans l’abjection.

« On peut croire que, sans être plus rares, les infortunes changeront plus ou moins de caractère, suivant les lois de l’évolution ; mais ce n’est pas la sensibilité croissante qui rendra moins fréquents les déchirements profonds, les chagrins inconsolables, les larmes et les désespoirs, et ces moments terribles où la chair palpite, où le cœur saigne. »