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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

et plus important qu’on ne le croit d’ordinaire. Il existe dans le système de Kant un artifice secret et, selon nous, un vice secret dont Kant lui-même a eu le soupçon. On croit généralement qu’il a soumis à la critique toute l’intelligence spéculative d’une part et toute l’intelligence pratique d’une autre ; il n’en est rien. Dans l’intelligence spéculative Kant n’a critiqué que la raison pure, et dans l’intelligence pratique il n’a critiqué que ce qu’il nomme la raison empirique ou empiriquement conditionnée (empirischbedingte), c’est-à-dire l’expérience et les motifs d’action qu’elle peut fournir (intérêt, bonheur, etc.). Il en résulte que chacune des parties de l’intelligence a un certain domaine où Kant se dispense de la critiquer, si bien que sa prétendue critique de nos facultés, examinée de plus près, est juste la moitié d’une critique complète.

Dans la Critique de la raison pure, le défaut est moins évident et le titre même de l’ouvrage est plus exact. C’est seulement, comme l’indique ce titre, sur la partie de l’intelligence appelée raison pure que Kant fait porter l’effort de sa critique. Autant est sûre, selon lui, l’objectivité de l’expérience dans sa sphère, autant est problématique l’objectivité de la raison pure dans la sienne. Voilà pourquoi Kant a entrepris la critique de cette objectivité et intitulé son chef-d’œuvre Critique de la raison pure, et non Critique de la raison en général[1].

Au contraire, la seconde grande œuvre de Kant est intitulée Critique de la raison pratique en général, et non Critique de la raison pure pratique en particulier. D’où vient cette différence ? — Si, dans la spéculation, c’est la raison pure avec ses idées qui est suspecte de transgresser ses limites quand elle prétend à la science, dans la pratique, au contraire, c’est la raison empirique, avec ses motifs d’intérêt sensible, qui est seule suspecte, à en croire Kant, de transgresser ses limites lorsqu’elle veut fonder la conduite. Quand l’expérience dit « Moi seule je sais, moi seule je règne dans le domaine de la science, » elle a raison ; mais quand l’expérience dit, « Moi seule j’agis, moi seule je règne dans le domaine de la pratique » il n’est pas vrai qu’elle ait raison et que tout motif d’action dérive

  1. Il reconnaît du reste lui-même que ce n’est pas la raison spéculative tout entière ni l’intelligence en général, mais bien la raison pure en particulier, qu’il a critiquée, comme suspecte de spéculer sur des objets insaisissables. — « La raison, dans son emploi théorique, s’occupait uniquement des objets de la faculté de connaître, et la critique de cet emploi de la raison ne portait proprement que sur la faculté de connaître considérée dans ses éléments purs ; car elle faisait tout d’abord soupçonner, ce qu’elle confirmait ensuite, que cette faculté transgresse aisément ses limites, pour se perdre au milieu d’objets insaisissables et de concepts contradictoires. » (Introduction à la Critique de la raison pratique. — Trad. Barni, p. 147.)