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téressé ne peut voir avec satisfaction que tout réussisse à un être que ne décore aucun trait de bonne volonté[1]. » Mais parler ainsi du bonheur, c’est le confondre avec la bonne fortune, avec εὐτυχία que Socrate opposait à l’εὐπραξία[2]. Une telle définition est notoirement insuffisante : tout bonheur n’est pas un simple succès extérieur, une simple bonne chance ; la satisfaction intime de la sensibilité produite par le développement de l’être engendre un bonheur également intime, que Kant n’a pas le droit de passer sous silence. En outre, ce bonheur intime ne fait plus partie des biens à double usage, tantôt bons, tantôt mauvais, comme les richesses, la santé, le jugement ; Kant ne peut donc lui objecter son caractère ambigu et relatif.

La seconde démonstration, tout indirecte, que Kant nous propose pour exclure de l’idée de la raison pure toute considération de bonheur, est empruntée aux causes finales dans la nature et à la notion de providence, c’est-à-dire à des spéculations dont la Critique de la raison pure a justement eu pour but de démontrer l’illégitimité. « Quand nous considérons, dit Kant, la constitution naturelle d’un être organisé, c’est-à-dire d’un être dont la constitution a la vie pour but, nous posons en principe que dans cet être il n’y a pas d’organe qui ne soit propre à la fin pour laquelle il existe. Or, si, en donnant à un être la raison et la volonté, la Nature n’avait eu d’autre but que la conservation, le bien-être, en un mot le bonheur de cet être, elle aurait bien mal pris ses mesures en confiant à la raison de sa créature le soin de poursuivre ce but[3]. » Cet appel aux causes finales est évidemment une preuve tout exotérique, sans valeur scientifique, incompatible avec les principes mêmes de Kant. Dans sa Critique de la raison pure, il rejette tout recours aux causes finales et, même dans la Critique de la raison pratique, il déclare vouloir établir le bien moral indépendamment de toute considération des fins que vient donc faire ici cette nature personnifiée, cette Providence déguisée, qui n’aurait pas eu de motif pour nous donner en partage la raison si nous n’avions eu besoin que de bonheur ?

Admettons cependant ce principe « cause-finalier » sur lequel Kant appuie sa démonstration ; la conséquence qu’il en tire sera-t-elle du moins légitime ? Nullement. Il est inexact de dire que l’instinct, pour nous rendre heureux, eût été supérieur à la raison, « que le but de la nature serait bien plus sûrement atteint par ce moyen qu’il ne peut l’être par la raison[4]. » Voyons-nous que la brute ait plus de

  1. P. 13 et 14.
  2. Voir notre Philosophie de Socrate, tome premier, livre III.
  3. P. 16.
  4. ibid.