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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

bonheur que l’homme raisonnable ? Si l’instinct suffit pour certaines actions peu compliquées dans des organismes peu compliqués eux-mêmes, peut-on dire qu’il suffise pour résoudre certains problèmes difficiles dont la solution est cependant nécessaire au salut et au bonheur de l’homme ? La raison, qui a créé la science, l’industrie, l’art, la vie sociale, civile et politique, est-elle donc inutile au bonheur humain ? D’ailleurs on pourrait répondre à Kant et à ses partisans que la raison est elle-même un moyen de créer peu à peu dans l’espèce humaine des instincts nouveaux, appropriés à un état supérieur de l’évolution ce qui est d’abord raisonné chez les individus devient peu à peu instinctif dans la race par voie d’hérédité. À tous les points de vue, cette démonstration de Kant pour ériger la raison pure en bien absolu ne saurait supporter l’examen. Que la raison soit un certain bien et un moyen du bien, on peut l’admettre si on considère son usage ; mais qu’elle constitue par elle seule le bien et qu’elle soit inutile au cas où elle ne serait pas le bien absolu, c’est là un nouveau paradoxe que toutes les causes finales ne sauraient justifier et qui revient à la proposition suivante : — La raison ne servirait à rien si elle servait à quelque chose ; donc elle est elle-même le bien absolu, indépendamment de son usage. — Cette argumentation est de celles où il semble que le génie de Kant sommeille : Quandoque bonus dormitat Homerus.

Ayant refusé d’identifier la volonté pure avec le bien par l’intermédiaire de l’idée de bonheur, Kant n’a plus d’autre moyen à sa disposition que l’idée de loi. La volonté pure, dégagée de toute considération étrangère à elle-même, nous apparaît selon lui comme simple loi, comme devoir ; donc elle est bonne, en ce sens tout nouveau que ce qui doit être est bon. Il ne faut pas dire : « La volonté pure est bonne, donc elle doit être ; » mais « La volonté pure doit être, donc elle est bonne. » — Telle est la vraie méthode de Kant. Il était lui-même infidèle à cette méthode au début de la Métaphysique des mœurs, lorsqu’il nous parlait de bonne volonté avant d’avoir posé une volonté légale, légitime, pour en déduire ensuite le seul bien qu’il admette la légalité.

Aussi la célèbre analyse de la « bonne volonté » n’est-elle au fond, comme nous l’avons vu, qu’une argumentation ambiguë et sophistique, par laquelle Kant essaye de donner l’apparence d’une vérité de sens commun à son paradoxe fondamental : — Le bien est ce qui est conforme à la loi, loin que la loi soit ce qui est conforme au bien ; la volonté pure est la volonté du devoir, c’est-à-dire d’une forme purement rationnelle, abstraction faite des objets intelligibles comme des objets sensibles, du bien nouménal et transcendant comme du