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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

pouvoir de faire passer cette forme dans les actions, en un mot le pouvoir de réaliser la moralité. En ce sens, moralité et liberté sont identiques. Et comme la moralité est en soi un principe transcendant, la liberté qui y répond est également transcendante : elle est une liberté nouménale. Aussi ne pouvons-nous jamais, même en la concevant au point de vue moral, nous faire qu’une idée négative de son essence ; nous savons que son effet est la réalisation d’une législation universelle ; mais qu’est-elle en elle-même en tant que causalité ? Elle n’est toujours pour nous que la négation pure et simple de la causalité sensible et du déterminisme, c’est-à-dire du seul genre de causalité à nous connu.

Telle est la notion de la liberté transcendante et nouménale. Cette notion toute négative, même sous sa forme prétendue positive, est-elle acceptable au point de vue spéculatif et au point de vue pratique ? N’est-elle point en opposition : 1o avec les inductions de l’expérience, 2o avec la moralité qu’elle prétend fonder ?

En premier lieu, si nous ne pouvons nous faire du noumène inconnu et inconnaissable qu’une idée absolument négative, aurons-nous quelque raison pour l’appeler le domaine de la liberté ? Non, car il peut tout aussi bien — et les kantiens ne le nieront pas — être le domaine de la nécessité en tant qu’elle ne nous est pas connue ; en d’autres termes, il peut être la partie de la nécessité que nous ignorons encore. Par exemple, le prétendu fond nouménal de moi-même, c’est-à-dire mon fond inconnu, peut fort bien être simplement mon cerveau, mon organisme. Comme ce qui se passe dans les profondeurs de mon organisme n’arrive pas jusqu’à ma conscience, c’est pour moi le non-connu, le non-déterminé ; mais est-ce pour moi le libre ? Tout au contraire, il est probable que ce qui échappe aux lois de ma pensée tombe sous des lois plus sourdes et plus dures, moins flexibles et moins voisines d’un déterminisme automoteur. Qu’est-ce donc qui m’assure que le « noumène » n’est pas une nécessité encore plus inéluctable, plus fondamentale que celle qui se révèle actuellement à mon intelligence et qui n’est peut-être qu’une apparition, Erscheinung, un pâle reflet de l’autre ? Ou nous ne pouvons rien dire du noumène inconnaissable, ou, si nous nous hasardons à lui donner un nom, nous l’appellerons le principe commun de la nécessité réelle et de la liberté apparente. Et comme la liberté apparente ou libre arbitre rentre elle-même, selon Kant, dans la nécessité, nous pourrons appeler le noumène simplement le principe de la nécessité, dont nous ne connaissons rien, sinon qu’il produit la nécessité même. Il sera donc la nécessité en sa source, qui est peut-être elle-même nécessité, peut-être liberté, peut-être autre chose, peut-être rien.