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Si la chose était nécessaire, l’éducation des sourds-muets démontrerait la justesse de cette définition. Or, d’après Lewes, l’animal serait absolument incapable de former et de comprendre un langage conventionnel. S’il en est ainsi, comment l’homme a-t-il donc acquis la parole ? Je sais que c’est là une demande à laquelle les esprits les plus éminents craignent de devoir répondre. Mais il eût été extrêmement instructif de savoir ce qu’une intelligence comme la sienne, si nette, si lucide, si sincère, pensait de ce grave problème. Et puis la parole suffit-elle à expliquer le développement des sociétés et des individus ? Ne faut-il pas y ajouter d’autres facteurs, le climat, le genre de nourriture ou de vie, que sais-je ? dont l’influence incontestable échappe encore à toute mesure ?

Ne voyons-nous pas que les nègres, les sauvages, les Australiens parlent et ne dépassent pourtant pas, sinon avec une lenteur qui ressemble à l’immobilité, un certain degré de culture ? Ces êtres sont-ils plus près d’un Newton que d’un orang-outang ? La question peut, dans tous les cas, se poser. Et, si elle peut se poser, n’est-il pas téméraire de refuser à l’animal, d’une façon absolue, la faculté de joindre et, par suite, de substituer le signe à l’image ? Sans cela comment comprendre les anticipations que font tous nos animaux domestiques, et principalement le chien ? Comment agissons-nous sur eux par la simple menace ? Comment pourrions-nous dresser des pièges aux animaux sauvages ? Comment eux-mêmes sauraient-ils en construire pour surprendre leur proie ?

Je n’ai pas fait de ce sujet une étude spéciale ; je devrais peut-être m’abstenir d’en parler. Mais, au risque de répéter ce que d’autres auraient dit avant moi, tout en pensant, avec Lewes, que le langage est un produit social, je ne suis pas d’avis que l’institution des sociétés ait précédé la découverte d’un langage conventionnel ; je crois plutôt que le développement des unes a toujours été accompagné du développement de l’autre. Toute société forme dans l’espèce un groupe distinct des autres groupes. Or, au point de vue zoologique les individus sont essentiellement semblables ; la société est donc fondée sur des caractères de circonstance qui se transforment rapidement en caractères de convention. Quand on enlève une fourmi à sa fourmilière et qu’on la transporte dans une fourmilière voisine, appartenant à des individus de la même espèce, elle est toute désorientée ; elle ne sait si elle doit fuir ; dans chaque fourmi qu’elle rencontre, elle voit, et avec raison, une ennemie. D’un autre côté, on sait que l’on peut barioler, parfumer une fourmi ou une abeille, sans que, rentrée dans sa fourmilière ou sa ruche, elle soit méconnue de ses compagnes. Ajoutons cet autre fait, men-